À quand l’effondrement du régime iranien ?

Depuis la terrible nuit du 16 au 17 novembre dernier, la plus meurtrière depuis le début des manifestations en Iran, de plus en plus de voix au sein du régime critiquent ouvertement la méthode employée pour y répondre.

“Devant une révolte qui ne donne aucun signe d’extinction, les autorités iraniennes s’enfoncent inexorablement dans la répression la plus violente”

Il y a en effet de quoi s’inquiéter pour la stabilité du pays. Devant une révolte qui ne donne aucun signe d’extinction, les autorités iraniennes s’enfoncent inexorablement dans la répression la plus violente. De nombreuses vidéos, circulant notamment sur les réseaux sociaux, montrent des forces de l’ordre en civil tirant sur les foules, adolescents et enfants compris désormais. Mercredi 16 novembre, c’est ainsi un petit garçon de 10 ans, Kian Pirfalak, qui a été tué par balles à Izeh, dans la province du Kouzestan, alors qu’il circulait en voiture avec ses parents. Lui qui rêvait de devenir ingénieur en robotique est devenu, bien malgré lui, le nouveau visage de cette répression sanglante.

Bazars en grève, un symbole fort

Loin de calmer ou d’effrayer les Iraniens qui descendent inlassablement dans la rue depuis trois mois, de tels actes ne peuvent que les enrager et les radicaliser encore davantage contre la République islamique. Seize mille arrestations et cinq condamnations à mort n’ont ainsi pas empêché l’incendie d’une aile du séminaire de Qom, ou de la maison natale de l’ayatollah Khomeini, figure tutélaire de la République islamique aujourd’hui aussi détestée que celle du guide suprême Ali Khamenei. Les bazars eux-mêmes, dont les commerçants sont traditionnellement fidèles au régime, ont fait la grève du 15 au 17 novembre à Téhéran, Machhad et Ispahan.

“Les bazars eux-mêmes, dont les commerçants sont traditionnellement fidèles au régime, ont fait la grève du 15 au 17 novembre à Téhéran, Machhad et Ispahan. L’événement n’est pas anodin : il rappelle les précédents de la révolution constitutionnelle de 1909, à la fin de la dynastie Qadjar, et de la révolution de 1979, où à chaque fois, le grand Bazar de Téhéran a été le point de départ de mouvements politiques et sociaux”

L’événement n’est pas anodin, à plusieurs égards : il rappelle en effet les précédents de la révolution constitutionnelle de 1909, à la fin de la dynastie Qadjar, et de la révolution de 1979, où à chaque fois, le grand Bazar de Téhéran a été le point de départ de mouvements politiques et sociaux. Par ailleurs, dans un climat de tensions croissantes avec l’Azerbaïdjan, cette grève revêt une dimension ethnique, puisque nombre de commerçants de Téhéran sont des Azéris iraniens.

Dissensions à l’intérieur des forces armées

Devant cette violence d’État qui s’amplifie et ne résout rien, l’inquiétude se fait sentir au sein même du régime. La nouveauté tient sans doute au fait que de plus en plus de ses membres, civils ou religieux, n’hésitent plus à le critiquer publiquement.

“On constate de forts clivages jusque dans les rangs des gardiens de la révolution, pourtant considérés comme le bras armé du régime”

Si les forces de l’ordre et armées semblaient unies autour de l’autorité suprême d’Ali Khamenei, on constate en réalité de forts clivages en leur sein après presque trois mois de soulèvement populaire, jusque dans les rangs des gardiens de la révolution, pourtant considérés comme le bras armé du régime. Les jeunes générations interrogent la pertinence d’une action contre la population et rechignent même à la mettre en œuvre, quitte à s’opposer à leur état-major. Les critiques émanent également d’anciens commandants des pasdarans [autre nom des gardiens de la révolution, ndlr] comme Mohsen Rezaï, qui ont conservé une grande influence médiatique et jugent parfois de manière cinglante une répression anarchique, et surtout l’absence totale de dialogue. À leurs yeux, en suscitant davantage la haine que l’apaisement, cette méthode contribue à fragiliser un régime déjà vacillant.

Le “droit à la révolte” historiquement prôné par le clergé chiite

Mais c’est surtout au sein de la sphère religieuse que les voix discordantes sont les plus surprenantes. Pilier essentiel de la théocratie iranienne, le clergé chiite est frappé de plein fouet par le violent anticléricalisme manifesté dans la rue par les Iraniens. Aux autodafés de hijab s’est en effet ajoutée une autre provocation, celle de faire tomber le turban des clercs. Un geste hautement symbolique en Iran, et qui n’avait plus été observé depuis la révolution de 1979, lorsque les futurs cadres dirigeants de la République islamique s’en prenaient physiquement aux religieux restés fidèles au Shah.

“Pilier essentiel de la théocratie iranienne, le clergé chiite est frappé de plein fouet par le violent anticléricalisme manifesté dans la rue par les Iraniens”

L’inquiétude des religieux a été traduite par les prises de position de deux des plus éminents ayatollahs d’Iran. Le réformiste Assadollah Bayat-Zanjani, marja’e-taqlid ou “source d’émulation”, soit l’un des plus hauts rangs du clergé chiite, a ainsi estimé que les manifestants avaient le droit de se défendre contre les forces de l’ordre, tandis que l’ayatollah Javad Alavi-Boroujerdi estimait pour sa part que “le peuple iranien avait le droit de critiquer ses dirigeants”. Ce “droit à la révolte” contre l’oppresseur, qu’il soit étranger ou non, demeure un trait distinctif de la culture chiite et iranienne, et ce de très longue date. De la révolte abbasside contre l’envahisseur arabe au VIIIe siècle jusqu’à la révolution islamique de 1979 contre la dynastie Pahlavi, cette dynamique irrigue la culture protestataire iranienne, et il paraît dès lors logique qu’elle émane des plus hautes autorités religieuses et morales du pays. Pour autant, le courage politique des deux clercs a déjà été sanctionné, puisque la direction du séminaire de Qom les aurait menacés par écrit.

Impossible réfome du pays

La scène politique iranienne demeure tout aussi divisée, jusqu’au sein du camp conservateur, où les “ultra” sont désormais ouvertement critiqués pour leur radicalisme et leur inconséquence. Certains en effet, à l’instar du président du Parlement Mohammad-Baqer Qalibaf, lui-même ancien commandant des gardiens de la révolution, appellent à l’ouverture d’un dialogue avec les manifestants et à des “changements légitimes et nécessaires” dans l’espoir d’apaiser le mouvement et d’éviter l’effondrement total du régime. Les réformateurs semblent également sortir enfin de l’étrange mutisme qui les paralysait depuis le début du mouvement. Tous craignent en réalité que la révolte ne dégénère en guerre civile. Aussi les cadres du régime en sont-ils réduits aujourd’hui à lancer des appels désespérés aux réformes. Mais n’interviennent-ils pas trop tard ?

“Jusqu’au sein du camp conservateur, les “ultra” sont désormais ouvertement critiqués pour leur radicalisme et leur inconséquence”

Longtemps, les Iraniens étaient tenus par l’illusion qu’ils pouvaient avoir une influence sur la politique de leur pays via les urnes. La dernière élection présidentielle de 2021 a achevé de leur démontrer que leur vote était inapte à réformer un système intrinsèquement opposé aux réformes d’envergure – sauf à accepter d’être totalement remis en question. Si le peuple iranien occupe la rue aujourd’hui, c’est qu’il a compris que le régime n’était pas réformable, sans quoi il l’aurait déjà été depuis longtemps. Face à l’impossibilité d’une évolution politique, il ne lui reste donc plus que l’effondrement. Reste à savoir quand celui-ci interviendra.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 24/11/2022.