Arabie saoudite – États-Unis – Iran, la nouvelle donne

“Pour que tout change, il faut que rien ne change”… En dépit des promesses de réformes, notamment dans le domaine judiciaire, la peine de mort demeure une sentence toujours aussi courante en Arabie saoudite. Samedi 12 mars, le royaume wahhabite a exécuté 81 personnes, soit la plus importante exécution de masse dans l’histoire du royaume, qui double en une journée le nombre de personnes exécutées l’année d’avant (41 en 2021). Même au lendemain de la prise d’otage de la Mecque en 1979, Riyad n’avait jamais fait autant de zèle. Que signifie cette décision et pourquoi intervient-elle maintenant, dans un contexte international aux prises avec la guerre en Ukraine, mais aussi avec les négociations sur l’avenir de l’accord sur le nucléaire iranien, capital pour l’équilibre du Moyen-Orient ?

81 chiites exécutés, l’Arabie saoudite et l’Iran à couteaux tirés

C’est d’abord son opposition à la montée en puissance iranienne que l’Arabie saoudite entend rappeler. Les condamnés, pour la plupart accusés d’actes terroristes (même si, d’après les ONG de défense des droits de l’homme, certains avaient été arrêtés pour leur participation aux manifestations de mai 2017 dans la région de Qatif), étaient d’obédience chiite, donc issus d’une communauté religieuse fortement discriminée en Arabie saoudite et majoritaire en Iran. Dès le lendemain de ces exécutions, la République islamique a fait savoir qu’elle suspendait unilatéralement les pourparlers engagés avec l’Arabie saoudite à Bagdad depuis le printemps 2021. Une cinquième session de discussions devait s’ouvrir le mercredi suivant, et a donc été ajournée.

“Aujourd’hui, outre leurs différends idéologiques, les deux pays s’opposent toujours au Yémen et surtout sur le dossier du nucléaire iranien”

Sans être explicite, le lien entre les deux événements paraît évident. En 2016, après l’exécution par Riyad du cheikh chiite Nimr Baqr al-Nimr, l’Iran et l’Arabie saoudite avaient rompu leurs relations diplomatiques. Aujourd’hui, outre leurs différends idéologiques, les deux pays s’opposent toujours au Yémen et surtout sur le dossier du nucléaire iranien. À Téhéran, le Parlement iranien a considéré que Riyad profitait d’un contexte international essentiellement concentré sur la guerre en Ukraine pour accomplir ces exécutions de masse en toute impunité. Elles sont pourtant survenues au lendemain de la libération internationalement réclamée du blogueur Raïf Badawi, emprisonné depuis dix ans, aujourd’hui assigné à résidence pour les dix prochaines années. Pour le royaume wahhabite, ce timing présente un double bénéfice, celui de limiter les critiques de la communauté internationale à son encontre, mais aussi d’adresser un message à l’Occident.

Arabie saoudite/États-Unis, une alliance de plus en plus ténue

Depuis l’embargo imposé aux hydrocarbures russes, le marché global du pétrole connaît en effet une hausse qui menace de porter le prix du baril à plus de 150 dollars, laissant la responsabilité aux producteurs restants d’augmenter leur offre pour stabiliser le marché. Avec sa capacité de production de plus de 10 millions de barils par jour, l’Arabie saoudite se sait en position de force pour solutionner la crise énergétique mondiale, et bien déterminée à user de cet avantage auprès des Occidentaux. Joe Biden, qui a une nouvelle fois demandé aux pays membres de l’Opep d’augmenter leur production pétrolière pour équilibrer l’absence du pétrole russe, a essuyé un cinglant refus de la part de l’alliée saoudienne.

“Avec sa capacité de production de plus de 10 millions de barils par jour, l’Arabie saoudite se sait en position de force pour solutionner la crise énergétique mondiale, et bien déterminée à user de cet avantage auprès des Occidentaux”

Peut-on d’ailleurs encore parler d’alliance ? Depuis le 11 septembre 2001, la relation entre les États-Unis et l’Arabie saoudite n’a fait que se dégrader, son utilité étant de plus en plus questionnée par les administrations américaines successives. Le mandat de Donald Trump, très tolérant envers la politique saoudienne et le despotisme de Mohammed Ben Salmane, a constitué à ce titre une exception. Joe Biden a confirmé cette tendance en rendant publics les éléments des services de renseignements américains sur l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, qui incriminent explicitement le Prince héritier. Puis en retirant, à la fureur de Riyad, les Houthis de la liste des organisations terroristes, et en refusant les ventes d’armes destinées à la guerre au Yémen. Enfin en se montrant déterminé à renouveler l’accord sur le nucléaire iranien.

“Les Saoudiens s’inquiètent de plus en plus du niveau de fiabilité de Washington pour garantir leur sécurité, la base du pacte “pétrole contre protection” qui les unit depuis 1945”

De leur côté, face à la réorientation de la diplomatie américaine vers l’Asie depuis Barack Obama, les Saoudiens s’inquiètent de plus en plus du niveau de fiabilité de Washington pour garantir leur sécurité, la base du pacte “pétrole contre protection” qui les unit depuis 1945. Les États-Unis se sont en effet bien gardés de voler à leur rescousse après les attaques de l’automne 2019 contre leurs infrastructures pétrolières, tandis que Donald Trump moquait ouvertement l’incapacité de l’Arabie saoudite à se défendre seule sans le soutien logistique américain.

L’ami russe de l’Arabie saoudite

Néanmoins conscient du besoin qu’il a encore de Riyad dans un contexte de tensions accrues avec la Russie, Joe Biden a tenté de faire preuve de bonne volonté en validant le mois dernier la livraison de systèmes Patriot (à la fois missiles sol-air et plateforme anti-missiles balistiques) longtemps attendue par l’Arabie saoudite pour lutter contre les Houthis, au risque d’être accusé d’incohérence. Compte tenu de leur manque de complaisance pour équilibrer le marché pétrolier, l’effort n’a, semble-t-il, pas convaincu les Saoudiens, qui veulent maintenir le rapport de force en leur faveur et imposer désormais un nouveau marchandage aux Américains : à l’ère du “pétrole contre protection” doit succéder désormais celle du “pétrole contre tolérance”, envers leur politique intérieure, leurs entraves aux droits de l’homme, illustrées avec éloquence par l’exécution des 81 prisonniers chiites, enfin envers leur désir d’émancipation de la tutelle américaine. Ces dernières années, Riyad a approfondi sa relation avec la Chine et surtout la Russie, sa partenaire au sein de l’Opep+, qui lui fournit également du matériel militaire et peut user de sa position au Conseil de sécurité pour peser sur les négociations avec l’Iran. Aujourd’hui, ces ajustements stratégiques sont mis en lumière par la guerre en Ukraine, où l’Arabie saoudite se refusait à prendre parti entre ses deux alliés, mais penche clairement du côté de Moscou.

Les États-Unis se tournent vers l’Iran

Au vu de l’urgence pour les Occidentaux de trouver des alternatives énergétiques fiables, il se pourrait cependant que ces calculs ne soient pas payants. Bien qu’elle le nie, l’administration Biden aurait déjà envoyé une délégation au Venezuela, pays avec lequel les relations diplomatiques sont rompues depuis 2019, dans l’optique de lever ses sanctions pétrolières. Mais c’est naturellement vers Téhéran que se tournent tous les regards. L’actualité internationale n’a en effet jamais autant servi l’Iran, dépositaire de la troisième réserve mondial de brut et capable de porter ses exportations à 2,5 millions de barils par jour, si d’aventure les sanctions économiques à son égard étaient enfin levées. Même si la signature d’un nouvel accord sur le nucléaire iranien est retardée, il est raisonnable de penser qu’une normalisation des relations entre Washington et Téhéran intervienne in fine dans les mois à venir.

“L’actualité internationale n’a jamais autant servi l’Iran, dépositaire de la troisième réserve mondial de brut et capable de porter ses exportations à 2,5 millions de barils par jour, si d’aventure les sanctions économiques à son égard étaient enfin levées”

Pour des raisons évidentes, l’Arabie saoudite ne souhaite donc pas voir les relations entre l’Iran et les Etats-Unis se normaliser, craignant fortement de se voir supplantée par son rival honni. En la matière, le chantage imposé par la Russie dans la finalisation du nouvel accord la sert. Mais à force de temporiser face aux exigences américaines et de réclamer son indépendance, Riyad pourrait justement favoriser ce qu’elle cherchait à éviter à tout prix, le retour de l’Iran sur la scène internationale et régionale, et une redéfinition des équilibres au Moyen-Orient qui ne sera pas nécessairement à son avantage.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 13/07/2022.