Au Bahreïn, une population en attente d’un islam modéré et d’une vraie cohésion sociale

Samedi 12 novembre, quelques 350 000 électeurs étaient attendus aux urnes dans le royaume du Bahreïn. Aucune véritable surprise ne sera observée dans le cadre de cette élection où, certes, 73 femmes sont candidates pour siéger à la Majlis Al-Nuwab, la Chambre basse du Parlement bahreïni, mais où l’opposition chiite, elle, n’a pas le droit de se présenter. Belle ironie, alors que le Pape François avait appelé le souverain Hamed ben Issa Al-Khalifa, lors de sa récente visite pontificale dans l’archipel, à respecter et promouvoir les droits de l’homme ! Ce scrutin législatif met donc en lumière la réalité politique et sociale de cette monarchie constitutionnelle d’environ 1,5 millions d’habitants, dont plus de la moitié sont des travailleurs expatriés.

Le parti chiite Al-Wefaq et le parti laïc Waad, interdits respectivement en 2016 et 2017, ont naturellement appelé au boycott de cette « farce », alors que le scrutin suscite, semble t-il, un engouement qui pourrait entraîner un second tour. Mais comment avoir un pays sain sans opposition ?

Le Bahreïn est l’exemple même de la pétromonarchie doublement prise entre deux feux, d’abord sur le plan domestique et démographique. Le petit royaume est en effet tiraillé entre une population de nationaux majoritairement chiite, à plus de 65%, mais dirigée par une minorité sunnite et le clan Al-Khalifa. Pour les représentants d’ONG bahreïnis en exil, la discrimination institutionnalisée de la majorité chiite la condamne, dans les faits, au statut de minorité aliénée. Sa culture, sa langue, son histoire particulière au sein du royaume sont niées, les chiites exclus des postes dans les administrations et la fonction publique.

Pétromonarchie hautement développée mais très inégalitaire, le Bahreïn vit donc constamment avec une révolte sociale de basse intensité. Celle-ci a pu violemment s’exprimer dans le sillage des printemps arabes en 2011, mais a été tout aussi violemment réprimée par le régime sunnite, sans avoir pu être éteinte faute de réponses politiques adéquates. Depuis plus de dix ans, chaque mouvement de protestation réclamant justice sociale et démocratie est issu de la majorité chiite, qui le paye très cher : on estime ainsi à près de 2000 le nombre de personnes incarcérées du fait de leur appartenance à cette communauté ou de leurs critiques envers le régime.

Ces tensions communautaires sont d’autre part la conséquence d’une géopolitique complexe, qui voit le Bahreïn géographiquement encerclé par l’Iran d’un côté, situé à peine à 200 km, et de l’autre par l’Arabie Saoudite, à laquelle le royaume est directement connecté par voie terrestre avec la chaussée du roi Fahd. Liés par une proximité géographique, religieuse et politique, les deux royaumes observent une même méfiance vis-à-vis de l’Iran. Soucieuse d’éviter toute révolution chiite à ses portes, Riyad avait activement soutenu le régime Al-Khalifa pour réprimer le printemps arabe bahreïni. Comme en Arabie Saoudite, les chiites du Bahreïn font l’objet d’une suspicion constante de la part des autorités, et leurs revendications de justice sociale toujours perçues comme des actes terroristes justifiant leur répression.

L’environnement régional du Bahreïn et les difficultés domestiques devrait pourtant obliger le régime à observer davantage d’équilibre pour conserver sa stabilité. Sans surprise, les chiites tournent volontiers leurs regards vers l’Iran, et se montrent parmi les plus favorables à une bonne entente entre leur pays et Téhéran au sein des sociétés arabes du Moyen-Orient. Ce progrès reste cependant difficile à atteindre, tant le régime accuse déjà Téhéran d’encourager la dissidence chiite. Etonnamment, chiites et sunnites du Bahreïn s’accordent à considérer un traité sur le nucléaire iranien comme un développement positif pour leur pays.

Les relations avec les Etats-Unis et Israël divisent tout autant les deux communautés. Le royaume demeure un allié stratégique de l’Occident et accueille la cinquième flotte des Etats-Unis avec environ 7800 militaires américains présents sur place, ainsi qu’une base britannique, l’ancienne puissance coloniale. Pourtant, seul un quart des chiites, comme des sunnites du royaume, estime que la tournée estivale de Joe Biden au Moyen-Orient aura des conséquences positives dans la région. A l’inverse, une majorité écrasante estime que l’invasion de l’Ukraine a déjà des conséquences désastreuses sur la géopolitique du Moyen-Orient. Cela n’empêche pas les Bahreïnis d’être aujourd’hui unanimement méfiants envers un allié américain manquant désormais de fiabilité, et sur la nécessité de chercher d’autres formes de soutien auprès de la Chine ou de la Russie.

Bien que le royaume ait été l’un des premiers signataires, avec le Maroc, le Soudan et les Emirats Arabes Unis, des accords d’Abraham en 2020 qui lui ont permis de normaliser ses relations avec Israël, le bilan semble aujourd’hui mitigé, la population bahreïnie persistant à refuser, à plus de 60% et indépendamment des différences sectaires, tout commerce avec l’Etat hébreu.

La population du Bahreïn aspire in fine à deux choses : une amélioration de la situation économique, jugée mauvaise, mais aussi à un islam plus modéré. Ce désir, s’il était satisfait, permettrait d’améliorer profondément la cohésion sociale et de réduire la fracture communautaire, comme les risques de radicalisation. Il est donc fort dommage que les élections fantoches de ce week-end ne permettent pas d’oeuvrer en ce sens, en donnant une représentativité à la majorité de la population et la liberté d’exprimer ces revendications.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 13/11/2022.