Création de l’AUKUS : l’indignation à géométrie variable de la France

Les Anglais ? Perfides, comme toujours ! Les Américains ? Isolationnistes, comme jadis… En septembre dernier, la France n’avait pas de mots assez durs pour critiquer la formation de l’AUKUS, l’alliance qui a torpillé son « contrat du siècle » de plusieurs milliards d’euros pour la vente de sous-marins à propulsion conventionnelle à l’Australie.

Certes, il y avait de quoi prendre ombrage, et le discours de la classe politique française traduisait bien ce double sentiment désagréable de « trahison » et « d’humiliation ». Outre le manque à gagner financier colossal qu’une telle perte représente pour le complexe militaro-industriel français, l’abandon de ce contrat souligne son infériorité technologique, face à la contre-offre américaine faite à Canberra pour l’équiper en sous-marins à propulsion nucléaire.

Informée par voie de presse de l’existence de cette nouvelle alliance, la France n’a pu que manifester son impuissance et son dépit après ce « coup de poignard dans le dos », qui témoignait de surcroit du faible poids stratégique que les Etats-Unis lui accordent sur le théâtre Indo-Pacifique.

Pour autant, sur le fond, l’indignation semble avoir été quelque peu surjouée. Rappelé à Paris, l’ambassadeur français à Washington regagnait son point de départ une semaine plus tard, suite à l’échange téléphonique entre Joe Biden et Emmanuel Macron. En dépit de ses critiques contre l’AUKUS et le mauvais traitement infligé par les Américains, peut-être s’est-elle finalement souvenue que, comme toute puissance militaire et industrielle, elle aussi peut agir au gré de ses seuls intérêts et sans considération pour ses alliés.

La patrie des droits de l’homme, troisième exportatrice d’armements au monde derrière les Etats-Unis et la Russie, n’a en effet pas son pareil pour fournir des armes à des clients radicalement éloignés de ses propres valeurs ou contrevenant aux intérêts de ses partenaires, sans que leurs critiques, ou celles de son opinion publique, soient parvenues à lui faire réviser ses engagements, à de rares exceptions près.

Les exemples en la matière sont récents. En 2014, au grand dépit de l’administration Obama, la France avait catégoriquement refusé de mettre fin à la vente très controversée de deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie, qui venait pourtant d’annexer la Crimée. Quatre mois de négociations avaient été nécessaires pour que la vente soit finalement annulée de mauvaise grâce par les Français, et il est certain que sans la pression insistante des Etats-Unis et des pays d’Europe de l’Est, leurs alliés au sein de l’OTAN et les plus légitimement inquiétés par le bellicisme de Moscou, les deux navires baptisés Valdivostok et – fort à propos – Sébastopol, battraient aujourd’hui pavillon russe. Ironie de l’histoire, la décision avait été présentée par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius, comme une « sanction » vis-à-vis de la Russie.

Un épisode similaire s’était également produit en 2009, lorsque la France s’engagea à fournir un sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire au Brésil, puissance émergente alors gouvernée par le président Lula da Silva et affichant une croissance à deux chiffres extrêmement prometteuse. Une manière pour le Brésil de confirmer sa montée en puissance économique sur le plan militaire… Mais le projet déplut fortement à la Grande-Bretagne, en raison du contentieux qui l’oppose à l’Argentine depuis 1982, suite à la guerre des Malouines sur la souveraineté des îles éponymes et de leurs voisines, la Géorgie-du-Sud et îles Sandwich. S’il ne manifeste aucune animosité contre Londres, le Brésil soutient néanmoins l’Argentine sur ce différend territorial. La présence d’un sous-marin nucléaire battant pavillon brésilien dans les eaux de l’Atlantique sud serait donc susceptible de bouleverser les équilibres… Telle est la crainte des Britanniques, mais qu’elle soit fondée ou non, la France n’a jamais annulé ce contrat d’armement, qui prévoit une livraison du sous-marin en 2034, contre un bénéfice de 7,4 milliards de dollars, au demeurant une maigre compensation pour la perte du contrat australien.

La France semble donc victime d’une mémoire assez sélective… Et finalement, ne fait-elle pas « beaucoup de bruit pour rien » ? La question se pose d’autant plus que sur le long terme, l’AUKUS pourrait considérablement œuvrer en faveur de la défense des intérêts stratégiques occidentaux face à la Chine. Face à cette possibilité, que pèse la survie d’un contrat d’armements qui avait de toute façon accumulé de nombreux retards et doublé ses coûts de production ?

Par ailleurs, l’imbroglio diplomatique autour de la création de cette nouvelle alliance illustre la méthode désormais choisie par l’administration Biden : affronter l’inévitable et faire le « sale boulot » en conséquence, sans se préoccuper des réactions des alliés des Etats-Unis. Le retrait précipité d’Afghanistan, mené sans concertation avec leurs partenaires, ou l’abandon des sanctions contre les entreprises russes impliquées dans le projet de gazoduc Nord Stream 2, une victoire pour Vladimir Poutine et une catastrophe pour la Pologne et l’Ukraine, sont autant de preuves qui augurent la suite du mandat du président démocrate. Autant en tenir compte le plus tôt possible, et reléguer l’épisode de l’AUKUS à d’autres humiliants précédents diplomatiques pour la France. Car pour se permettre de se draper dans sa dignité offensée, encore faut-il en avoir les moyens.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 21/11/2021.