En Turquie, le triomphe de l’autoritarisme

Au lendemain de sa victoire du 28 mai, Recep Tayyip Erdogan peut enfin s’enorgueillir d’avoir dépassé celui qui est à la fois un repoussoir et un modèle. Ce troisième mandat présidentiel à la tête de la Turquie va lui permettre de demeurer au pouvoir plus longtemps que Mustapha Kemal Atatürk, le “Père de la Turquie” qu’il a désormais remplacé dans ce rôle dans l’esprit de tous ses partisans les plus fidèles. Même si le président turc sort de la campagne électorale la plus difficile de sa carrière, le résultat des urnes semble lui confirmer son destin messianique : redonner une grandeur digne des premières heures de l’Empire ottoman à la Turquie.

“Erdogan et Kilicdaroglu ont fait campagne sur la peur : la peur de l’étranger, du réfugié, des minorités, des Kurdes, de l’Occident. Mais les Turcs ont préféré l’original à la copie”

S’il s’en sort avec un score honorable, Kemal Kilicdaroglu n’a pas su convaincre. Pire : de mesuré et rassembleur, son discours est progressivement devenu une pâle imitation de celui d’Erdogan, bataillant avec peine pour sonner plus nationaliste et vindicatif encore que celui de son rival. Erdogan et Kilicdaroglu ont fait campagne sur la peur : la peur de l’étranger, du réfugié, des minorités, des Kurdes, de l’Occident. Mais les Turcs ont préféré l’original à la copie.

Un bilan négatif transformé en avantage

On pouvait légitimement penser que la crise économique et la fracture de la société, principaux points faibles de la Turquie largement imputables à Erdogan, allaient causer sa chute. La catastrophe du 6 février dernier et son colossal bilan humain (50 000 morts) devaient être le coup de grâce. Au contraire, tout ce bilan négatif a servi de base à un discours combatif, qui a habilement capitalisé sur les clivages idéologiques et religieux entretenus depuis vingt ans. C’est plus encore le considérable avantage comparatif que lui procurait sa maîtrise des médias et des institutions, ainsi que son efficace réseau clientéliste qui touche les classes moyennes conservatrices et pieuses via les confréries religieuses, qui lui ont permis de déjouer les pronostics. Cette hégémonie lui a permis de reléguer la question centrale de l’économie au second plan au profit de questions secondaires comme les valeurs familiales, ou encore la “question kurde”. Face à Erdogan, le combat était trop inégal : si la Turquie demeure une démocratie, le glissement progressif de ses institutions vers un régime hyper-présidentiel favorisait de facto le sortant.

Cette élection est d’autant plus inquiétante pour l’avenir démocratique de la Turquie qu’elle confirme pour la première fois la victoire des fake news au détriment de la vérité. Dénoncer son opposant comme un affidé du PKK, attribuer la responsabilité de la catastrophe du 6 février à Dieu seul, autant d’arguments acceptés comme tels par une majorité d’électeurs, également aveugles au fait que le responsable de la baisse de leur niveau de vie est précisément celui pour lequel ils ont de nouveau mis leur bulletin dans l’urne.

Des perspectives sociales et économiques bien sombres

Pourtant, des perspectives plus sombres attendaient déjà le pays, et cette réélection ne contribuera en rien à les éloigner. Face au risque de radicalisation du pouvoir, les femmes, les intellectuels, les minorités sexuelles et ethniques, sont directement menacés. 75 % des jeunes Turcs souhaitent s’expatrier, y compris au sein des électeurs de l’AKP. Médecins, ingénieurs, hauts diplômés donnent déjà l’exemple depuis plusieurs années, et cette fuite des forces vives de la Turquie contribuera à son appauvrissement alors que tant de défis l’attendent. La crise économique, irrésolue depuis 2018, ne va faire que s’aggraver sous le poids des annonces électoralistes mais financièrement insoutenables d’Erdogan, et constituera sa première urgence. Galvanisé par sa victoire, le président ne changera vraisemblablement rien à sa politique si peu orthodoxe, qui a largement nourri la crise actuelle, poursuivant son éloignement des marchés financiers occidentaux dans l’optique de rendre la Turquie plus indépendante et davantage tournée vers la Russie et les pétromonarchies du Golfe persique.

Pour l’Occident, un allié encombrant mais stratégique

On imagine le dépit des Occidentaux, qui ne relâcheront pas leur vigilance face à la relation ambivalente entre Ankara et Moscou, promise à un renforcement, ni face au chantage exercé par la Turquie concernant l’extension de l’Otan ou les réfugiés. Le maintien d’Erdogan au pouvoir confirmera le divorce d’Ankara avec les valeurs européennes et son virage vers l’Asie. Mais tout en demeurant cet “encombrant allié” qu’elle n’a cessé jamais d’être, la Turquie restera stratégiquement incontournable en vertu de son ouverture vers le Caucase, l’Asie centrale et le Moyen-Orient, et de son rôle crucial dans la gestion des flux migratoires. Erdogan continuera vraisemblablement à tirer profit de ce jeu d’équilibriste au milieu des rivalités de puissances. Cette réélection sera donc synonyme de continuité politique et diplomatique, et a été saluée comme telle notamment à travers le Moyen-Orient. Pour le Qatar, l’Arabie saoudite ou même l’Iran, conserver Erdogan à la tête de la Turquie assurera une certaine stabilité régionale, en dépit des effets néfastes de sa politique néo-ottomane.

Quel avenir pour la démocratie turque ?

Certes, la violence de cette campagne et ses résultats serrés peuvent aussi sonner comme un avertissement, alors qu’Erdogan a déjà les élections municipales de 2024 et la reconquête de sa ville natale d’Istanbul, tombée aux mains de l’opposition, en ligne de mire. Pour la première fois en vingt ans, l’opposition a su proposer une alternative organisée et positive aux Turcs, et a pu inquiéter le président sortant. Mais elle a aussi un bilan à tirer de cette campagne, et notamment le fait que son alliance avec les déçus de l’AKP et les partis islamistes ne lui a pas apporté de réels bénéfices électoraux, brouillant au contraire ce qui faisait le cœur de son identité : son héritage kémaliste. Il est d’ailleurs probable que cette alliance si polarisée ne tienne pas jusqu’aux prochaines élections locales.

“Pour la première fois en vingt ans, l’opposition a su proposer une alternative organisée et positive aux Turcs, et a pu inquiéter le président sortant”

Avec Erdogan triomphe aujourd’hui une tendance à la croissance alarmante dans de nombreuses démocraties à travers le monde : celle qui promeut une politique avant tout identitaire, un pouvoir fort à la tête d’un État faible, les nationalismes et le fait religieux, une politique diplomatique agressive et en rejet des valeurs occidentales, dans l’optique de bâtir un ordre mondial alternatif. La question de l’évolution du système politique turc vers un modèle russe ou chinois est aujourd’hui crédible. Mais le risque de voir émerger une Turquie plus religieuse et plus nationaliste, au terme de ce nouveau mandat, est indubitable. Le modèle de l’État kémaliste, fondé il y a un siècle par Atatürk, est désormais menacé d’une disparition définitive.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 01/06/2023.