Enjeux géopolitiques multiples et croisés dans le Causase du Sud

Déplacement forcé des Arméniens du Haut-Karabakh, déplacement forcé des Palestiniens de Gaza. Du Caucase à la Palestine, des milliers de kilomètres, une histoire différente, et pourtant un terrible point commun : l’actualité internationale confirme que nous sommes désormais entrés dans une ère d’affaiblissement du droit international et du respect des droits de l’homme. Les États-Unis sont les premiers à blâmer pour ne pas avoir respecté les principes fondateurs du multilatéralisme qu’ils avaient pourtant contribué à faire émerger après 1945. La Russie et la Chine ont suivi l’exemple. Et dans la foulée des grandes puissances, les puissances régionales armées de grandes ambitions se sont empressées d’accélérer l’avènement de ce nouvel ordre mondial.

Situation hautement inflammable au Caucase

Le fait que l’attention internationale soit particulièrement focalisée sur le conflit israélo-palestinien, après l’avoir été durant presque deux ans sur l’Ukraine, ne doit pas occulter la situation hautement inflammable d’une autre région aux abords immédiats de l’arc méditerranéen et européen : le Caucase. Depuis sa défaite face à l’Azerbaïdjan en novembre 2020, l’Arménie, l’une des rares démocraties de la zone, craint de se retrouver sacrifiée sur l’autel des intérêts géostratégiques de ses voisins et rivaux, et même de ses alliés. La chute définitive de la république autoproclamée du Haut-Karabakh, l’exil forcé de sa population arménienne et le nettoyage ethnique et culturel subi par l’enclave redessinent déjà des équilibres stratégiques entre lesquels l’Arménie va devoir naviguer pour trouver sa place et préserver sa souveraineté. Ils sont également les conséquences des guerres par procuration que se livrent les grands blocs – États-Unis et Européens d’un côté, puissances asiatiques comme la Russie, la Chine et l’Iran, de l’autre.

“Le réarmement généralisé de tous les pays de l’Otan présents dans le Caucase est le signe d’une intensification des tensions”

Plusieurs enjeux se concentrent en effet dans le Caucase du Sud. Les ambitions néo-ottomanes et panturquistes du président turc Erdogan, partagées par son homologue d’Azerbaïdjan Ilham Aliyev, ont certes pour objectif de renforcer l’union du monde turcophone, mais aussi d’évincer définitivement la Russie de son “étranger proche”. L’intervention russe dans le Haut-Karabakh à partir de 2020 visait à ce titre à ne pas laisser le champ totalement libre à ses rivaux turcs, en dépit de l’ouverture du front ukrainien. Celui-ci a pourtant suffisamment affaibli les capacités opérationnelles de la Russie pour que son influence recule ostensiblement dans la région. Paradoxalement, les Occidentaux partagent cet objectif avec la Turquie. Le réarmement généralisé de tous les pays de l’Otan présents dans le Caucase est d’ailleurs le signe d’une intensification des tensions, et le budget de la défense de la Turquie sera notamment exponentiel pour 2024.

Un tremplin aux actions israéliennes contre l’Iran

Autre enjeu d’envergure et particulièrement complexe, le Caucase sert de tremplin aux actions israéliennes contre l’Iran. La stratégie de déstabilisation menée par l’État hébreu contre Téhéran repose avant tout sur l’Azerbaïdjan, avec lequel il entretient une excellente coopération énergétique et surtout militaire. Ici, le sort de l’Arménie est déterminant, car chacun trouve son compte à la couper de son puissant voisin et à stimuler l’irrédentisme azéri, qui est une menace pour la stabilité de l’Iran. Si pour l’Azerbaïdjan, l’objectif est avant tout identitaire, pour Israël, il est évidemment géostratégique, puisqu’une atteinte portée à la souveraineté territoriale de Téhéran neutraliserait de facto son influence régionale. Pour ce faire, l’État hébreu n’a pas hésité à se rendre complice du nettoyage ethnique perpétré par l’Azerbaïdjan dans l’Artsakh.

L’Arménie entre plusieurs équilibres

Prise au cœur de ce “Grand jeu” caucasien, l’Arménie est vulnérable. Son amertume est grande face à la défaillance de la Russie, même si la force de maintien de la paix russe ne pouvait pas à elle seule changer le destin du Haut-Karabakh. Une rupture totale avec Moscou est pourtant inenvisageable, la moitié de l’économie arménienne et la totalité de ses approvisionnements énergétiques dépendant de la Russie. Mais ce ressentiment la pousse aujourd’hui à se jeter dans les bras de l’Otan. Pourtant, considérer les Occidentaux comme des sauveurs providentiels est tout aussi illusoire. Aussi préoccupés par leurs intérêts que leurs rivaux, Européens et Américains manquent de clarté quant à la défense de l’intégrité territoriale et ethnique de l’Arménie. Si la France la soutient et lui a déjà fourni une aide militaire conséquente, les États-Unis, en dépit d’une position de principe semblable, demeurent influencés par Israël sur la politique régionale, et se montrent de ce fait plus imprévisibles dans leurs engagements. Aussi, s’en remettre exclusivement aux puissances extérieures serait une grave erreur qui a déjà beaucoup coûté à l’Arménie par le passé – entre la fin du XIXe siècle et le génocide de 1915.

“Face à des alliés ambivalents et moralement défaillants, l’Arménie doit favoriser l’équilibre diplomatique et la nuance entre ses alliés et voisins”

Dans ce contexte de changements géopolitiques majeurs et face à des alliés aussi ambivalents et moralement défaillants les uns que les autres, l’Arménie doit favoriser l’équilibre diplomatique et la nuance entre ses alliés et voisins. À ce titre, maintenir une présence russe et éventuellement occidentale dans la région est pertinent pour barrer la route à l’expansionnisme turc. Cette attitude lui donnera également le temps de se renforcer militairement. Aujourd’hui, la prudence commande en effet d’observer une stratégie de “neutralité positive” pour préserver son intégrité territoriale et peser in fine dans les négociations avec l’Azerbaïdjan. Celles-ci s’annoncent difficiles compte tenu du rapport de force inégal qui s’est installé entre les deux pays depuis trois ans. Mais la survie de l’Arménie est à ce prix.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 15/11/2023.