Haut-Karabakh : l’attentisme inquiet des grandes puissances

Après trois ans de blocus et d’exactions et d’offensive éclair qui se sont achevés par l’exil massif de près de 100 000 Arméniens du Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan a achevé sa reconquête de l’enclave. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cet événement n’entérine pas le retour de la paix. Par sa centralité géographique et ses nombreuses implications géopolitiques, cette “victoire” ouvre une période d’incertitude et d’instabilité potentielle qui concerne non seulement les voisins immédiats de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, mais également leurs alliés au-delà du Caucase.

Projet d’unification panturquiste

La Turquie, principal soutien de Bakou, considère naturellement cette reconquête pour laquelle elle a activement œuvré sur le plan militaire comme une excellente nouvelle pour ses intérêts, notamment économiques.

“La Turquie, principal soutien de Bakou, considère naturellement cette reconquête pour laquelle elle a activement œuvré sur le plan militaire comme une excellente nouvelle pour ses intérêts”

Elle tient particulièrement à la réalisation du corridor du Zanguezour, qui permettrait de relier l’enclave du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan – à condition d’amputer l’Arménie de sa province du Syunik – de résorber la dépendance de cette enclave au gaz iranien, et de faciliter enfin les échanges commerciaux et énergétiques entre Ankara et Bakou via un nouveau pipeline gazier. La Turquie soutient également un autre projet d’infrastructure ferroviaire, qui devrait relier Horadiz, en Azerbaïdjan, à Kars, en Turquie, mais qui nécessiterait de traverser environ 30 kilomètres de territoire arménien. Ces projets de connexion concrétisent les ambitions panturquistes d’Erdogan, fortement partagées par Ilham Aliyev, visant à unifier le monde turcophone dans le Caucase et jusqu’au cœur de l’Asie centrale.

Refus de l’Arménie, prudence de l’Iran

Néanmoins, le succès de ces entreprises dépend essentiellement de l’accord des deux principaux voisins concernés, l’Arménie et l’Iran, qui pour l’heure refusent catégoriquement la réduction de leur souveraineté territoriale impliquée par ces projets. Erdogan semble chercher une voie d’entente diplomatique avec Erevan, tentant de la convaincre des bénéfices économiques qu’elle tirerait d’une participation volontaire à ces projets. La Turquie met ainsi en avant le rôle central que l’Arménie pourrait avoir dans le transit énergétique caucasien, en plus de réduire sa dépendance au gaz russe. En dépit des timides efforts de normalisation qui occupent la Turquie et l’Arménie depuis bientôt deux ans, il paraît peu probable que le Premier ministre arménien Nikol Pachinian, déjà sous pression de son opinion publique pour avoir “abandonné” le Haut-Karabakh, n’accepte cette offre. Face à cette éventualité, Erdogan aurait évoqué une autre possibilité tout aussi illusoire : un accord de l’Iran pour autoriser le passage du corridor sur son territoire… option que Téhéran a toujours refusé.

“Si l’annexion du Haut-Karabakh n’a suscité aucune réaction internationale, il en serait – du moins l’espère-t-on – tout autrement d’une invasion de l’Arménie”

Les conséquences potentielles du refus de l’Arménie sont extrêmement claires, contrairement à ce que certaines analystes trop optimistes avancent. Le recours à la force et l’invasion azérie de la province arménienne du Syunik seraient en effet, à nouveau, les options les plus probables et présentées comme telles par l’ambassadeur arménien auprès de l’Union européenne. L’enjeu est néanmoins délicat, car si l’annexion du Haut-Karabakh n’a suscité aucune réaction internationale, il en serait – du moins l’espère-t-on – tout autrement d’une invasion de l’Arménie, qui déclencherait potentiellement des sanctions occidentales contre l’Azerbaïdjan, voire la Turquie, et compromettrait le projet panturquiste à moyen terme.

Conformément à sa traditionnelle prudence stratégique, l’Iran a tenté de conserver sa neutralité face à l’annexion du Haut-Karabakh, maintenant le dialogue ouvert tant avec l’Arménie qu’avec l’Azerbaïdjan, mais réclamant néanmoins une normalisation entre les deux pays et la protection des droits des minorités au sein de l’enclave. Pour autant, la victoire de Bakou, que Téhéran considère être aussi celle de la Turquie, suscite une grande inquiétude en Iran en raison du renforcement de cette dynamique turcophone qui menace sa stabilité et ses intérêts stratégiques. Alors que les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Iran se sont détériorées depuis deux ans, Israël a au contraire renforcé sa coopération militaire avec Bakou. En dépit de ce qu’Erdogan veut bien croire, les autorités iraniennes demeurent donc fermement opposées au corridor du Zanguezour, qui pourrait stimuler l’irrédentisme de l’Azerbaïdjan iranien, au nord-est du pays, et créer de nouveaux foyers d’instabilité.

Russie et Chine en position ambiguë

Deux grandes puissances exogènes, la Russie et la Chine, peuvent également avoir un rôle à jouer dans le futur géopolitique du Caucase du Sud. Alors que l’Arménie dénonce l’inaction totale de la Russie depuis 2020, Moscou rétorque que les divers pactes sécuritaires signés avec Erevan ne l’engagent qu’en cas d’invasion du territoire arménien internationalement reconnu. De fait, la Russie, pourtant force de maintien de la paix dans le Haut-Karabakh durant trois ans, s’est grandement décrédibilisée par son immobilisme et son manque de fiabilité… sauf avec l’Azerbaïdjan.

“La Russie, en dépit de son relatif affaiblissement local, conserve malgré tout assez de ressources pour assurer une projection de puissance et favoriser l’instabilité dans la région”

Leur rapprochement économique s’est intensifié, les échanges commerciaux entre les deux pays ayant augmenté de 55,3 % au cours de l’année 2023. Profitant du chaos dans la région, Moscou a également renforcé sa présence en Géorgie et prévoit la construction d’une base navale en Abkhazie, région séparatiste stratégiquement positionnée au bord de la mer Noire. L’avenir que la Russie accordera à sa relation avec l’Arménie demeure incertain. En dépit de son relatif affaiblissement local, elle conserve malgré tout assez de ressources pour assurer une projection de puissance et favoriser l’instabilité dans la région.

La Chine enfin a observé une position ambiguë face au conflit. Méfiante envers le panturquisme en raison de l’irrédentisme ouïgour, elle n’en a pas moins développé elle aussi sa relation avec l’Azerbaïdjan, avec lequel les échanges commerciaux ont considérablement augmenté depuis 2005. Ses projets d’infrastructures et de corridors énergétiques représentent également un fort potentiel d’influence dans le cadre des Nouvelles routes de la soie.

Les Européens observateurs – une fois de plus

Face au statu quo à l’œuvre, l’Arménie se retrouve donc en situation de grande vulnérabilité, prise entre les appétits de ses voisins turcs et les intérêts “personnels” des autres puissances potentiellement alliées. Les Européens devraient logiquement faire front commun avec Erevan face à ces diverses menaces – et la France a déjà offert une assistance militaire d’envergure à l’Arménie. Le froid diplomatique avec la Russie pourrait notamment leur permettre d’entrer plus facilement sur la scène géopolitique du Caucase. Ils n’en demeurent pas moins prisonniers des contraintes énergétiques qui les lient à l’Azerbaïdjan et limitent de ce fait leur marge de manœuvre. À part sur le plan humanitaire, il y a donc de fortes chances que les Occidentaux demeurent, une fois de plus, des observateurs passifs des passages en force de l’Azerbaïdjan et de la Turquie, dont l’Arménie sera la principale victime.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans le Nouvel Economiste du 02/11/2023.