La crise profonde des services de renseignement français

Rarement la possibilité d’un conflit aura bénéficié d’autant d’alertes que l’invasion de l’Ukraine fin février. Dès le mois d’octobre dernier, les services secrets américains et britanniques ont prévenu leurs homologues d’Europe continentale qu’une offensive de Moscou était très probable. Mi-novembre, un partage d’informations, inédit par sa transparence, entre les services de renseignement des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, était mis en place. Dix jours avant le début de l’offensive, Joe Biden confirmait encore que 150 000 soldats russes stationnaient à la frontière ukrainienne. Et face à ces multiples avertissements, l’état-major français douta jusqu’au bout que le Kremlin puisse envisager sérieusement une conquête extrêmement coûteuse, tant sur le plan humain que financier.

Manque de moyens opérationnels et d’anticipation

Bien que cette guerre menaçât d’être un gouffre pour la Russie, Vladimir Poutine n’a pourtant pas hésité à la déclencher. On s’étonne donc d’une telle erreur d’appréciation de la part des renseignements français, d’autant plus que l’Élysée s’entretenait régulièrement avec lui dans les jours qui ont précédé l’invasion. Et en la matière, se comparer ne console guère : face aux services secrets anglo-saxons, qui ont fourni une analyse lucide de la situation et fait preuve d’une redoutable efficacité, la France est apparue dépassée sur le plan opérationnel. Les Britanniques disposent en effet de capacités techniques permises par un budget conséquent et un droit de surveillance internationale plus laxiste, ce qui constitue une véritable supériorité sur leurs homologues français. Les services secrets américains, pourtant jugés inaptes depuis la chute de Kaboul en août dernier, sont revenus sur le devant de la scène grâce à leur connaissance fine et ancienne de l’espace russe (la CIA a été fondée précisément à des fins d’espionnage du monde soviétique).

“Face aux services secrets anglo-saxons, qui ont fourni une analyse lucide de la situation et fait preuve d’une redoutable efficacité, la France est apparue dépassée sur le plan opérationnel”

Outre ces problèmes “techniques”, la France a clairement péché par manque d’anticipation. Contrairement aux Américains et aux Britanniques, convaincus dès l’automne de l’imminence d’une offensive russe sur l’Ukraine, les Français ne l’ont pas crue plausible, persuadés que la voie de la négociation suffirait à dissuader Moscou. Était-ce par naïveté, méfiance atavique envers les positions alarmistes de leurs alliés, jugés peu fiables depuis le “lâchage” de Barack Obama en 2013 contre Bachar El-Assad, et plus loin encore dans le temps, depuis les fake news qui ont justifié l’invasion américaine de l’Irak en 2003 ? Ou était-ce une volonté de ne pas être les seuls à s’engager dans un conflit, alors que Joe Biden répétait encore, mi-février, que les États-Unis n’enverraient pas de troupes à l’est de l’Europe ? Sans doute toutes ces raisons à la fois.

Éric Vidaud bouc émissaire

Enfin, la nomination du général Éric Vidaud à la tête de la direction du renseignement militaire (DRM) constitue un dernier dysfonctionnement. Commandant des opérations spéciales de 2019 à 2021, passé par le cabinet de Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense entre 2012 et 2017, l’officier n’était pas destiné à prendre la tête de ce service. Nommé suite à une “ingérence inédite” de l’Élysée, d’ailleurs très critiquée par la classe militaire, il paye aujourd’hui cette inadéquation entre la personne et la fonction. Son éviction pour “briefings insuffisants” et “manque de maîtrise des sujets”, alors qu’il devait quitter son poste cet été, le désigne clairement comme le bouc émissaire des défaillances des services de renseignement sur la situation en Ukraine. Mais elle révèle également les dessous d’une crise profonde au sein de la défense française, faite de rivalités entre les services (la DGSE et la DRM), entre les hauts gradés (notamment avec le chef d’état-major des armées), et un manque certain de clairvoyance. L’échec du contrat des sous-marins avec l’Australie et la création de l’AUKUS en septembre dernier l’avaient déjà mise en lumière.

“La nomination du général Éric Vidaud à la tête de la direction du renseignement militaire (DRM) constitue un dernier dysfonctionnement. Son éviction révèle les dessous d’une crise profonde au sein de la défense française, faite de rivalités entre les services (la DGSE et la DRM), entre les hauts gradés (notamment avec le chef d’état-major des armées)”

Plus surprenant, le départ du général Vidaud aurait également une explication financière. Apprenant qu’il ne serait pas reconduit cet été et qu’une clause du statut militaire amoindrirait ses droits à la retraite s’il partait après le 1er avril, l’officier aurait choisi de quitter son poste dès le 31 mars, sans attendre d’être officiellement changé de service et optant pour une carrière qui se déroulera désormais, et selon toute vraisemblance, dans le secteur privé. Alors que les services de renseignement connaissent actuellement une réorganisation, la question du traitement budgétaire de leurs personnels devrait être abordée.

Exercice de communication hollywoodien

Faiblesse technique, manque d’anticipation et mauvais casting, aujourd’hui la France apparaît décrédibilisée sur la scène diplomatique européenne en raison de services de renseignement inefficaces. Dans un monde où les relations internationales sont de plus en plus ouvertement brutales, le pouvoir vient du savoir. Aucune puissance digne de ce nom ne peut faire l’économie de services d’espionnage précis et fiables, ce qui semble aujourd’hui cruellement nous manquer. En pleine campagne électorale, et malgré la mise en scène de ses échanges quotidiens avec Volodymyr Zelensky, dans un exercice de communication presque hollywoodien, Emmanuel Macron pâtit lui aussi de cette insuffisance.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 05/04/2022.