La Syrie, l’épineux dossier diplomatique du futur président turc

Si l’incertitude politique demeure en Turquie avant la tenue d’un second tour inédit aux élections présidentielles, un sujet demeure central dans les débats : l’avenir des relations entre la Turquie et la Syrie. Pour rappel, les deux pays ont rompu leurs relations diplomatiques en 2011, dès le début de la guerre civile syrienne. Recep Tayyip Erdogan avait d’abord soutenu les rebelles syriens contre Bachar el-Assad, et militait activement à l’international pour sa déposition. Jusqu’en 2016, la Turquie a mené de front un soutien aux rebelles syriens et aux djihadistes de l’Etat islamique, avec lesquelles elle conservait des intérêts commerciaux importants notamment pour l’achat d’hydrocarbures. Sa crainte de voir les Unités de protections du Peuple (YPG), le bras armé du Parti démocratique du Peuple (PYD), tous deux alliés au PKK, réussir à créer un Kurdistan syrien autonome, l’a amenée par deux fois à mener des opérations militaires contre les Kurdes, profitant à partir de 2017 du départ des Américains de la région. Depuis, la Turquie a maintenu sa présence sur le territoire syrien, au prétexte de lutter ainsi contre « le problème kurde » pour des questions de sécurité nationale, tandis que la Syrie réclame son départ comme condition préalable à toute forme de normalisation diplomatique.

Qu’Erdogan soit reconduit ou que l’opposition remporte l’élection, la politique d’Ankara à l’égard de Damas demeurera vraisemblablement concentrée sur la reprise de leurs relations bilatérales. En dépit du calendrier électoral en Turquie, les pourparlers entre les deux pays se sont donc poursuivis ces dernières semaines. Quatre jours avant le premier tour du scrutin présidentiel, les ministres des Affaires étrangères de la Russie, de la Turquie, de la Syrie et de l’Iran participaient à une réunion à Moscou, afin d’avancersur la feuille de route de la normalisation turco-syrienne.

Pour autant, alors qu’elle regagne progressivement en respectabilité sur la scène du Moyen-Orient sous l’influence de l’Arabie saoudite – comme sa réintégration au sein de la Ligue Arabe le démontre – Damas souhaite imposer ses conditions. Aujourd’hui, la question du départ des forces militaires turques, celle du retour des réfugiés syriens dans leur pays et la fin du soutien turc à l’opposition syrienne, seront centrales dans les négociations, quel que soit le gouvernement turc qui les mènera.

En Turquie, la problématique de l’accueil des réfugiés syriens transcende tant les clivages politiques qu’il y a peu de chances qu’un accord ne puisse être trouvé. Leur renvoi constituait sans doute l’un des rares points de consensus entre Erdoğan et Kilicdaroğlu. Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle turque ont d’ailleurs parfaitement illustré le caractère primordial de ce dossier aux yeux de l’opinion. En totalisant 5,2% des votes, l’ultra-nationaliste Sinan Ogan a séduit aussi bien les déçus de l’AKP que les nationalistes peu convaincus par l’opposition, grâce à son discours très sécuritaire et radical à l’encontre « des terroristes », à savoir les Kurdes, et de la présence des réfugiés, qu’il promettait de renvoyer en Syrie. Son discours s’inscrit dans la lignée des propos d’Ümit Özdağ, ancien leader du MHP, qui présente régulièrement les réfugiés comme une menace sécuritaire et culturelle pour la Turquie. La troisième voie que Sinan Ogan se proposait d’incarner a séduit suffisamment d’électeurs pour occasionner un second tour dans le scrutin, et lui permettre de s’imposer en « faiseur de roi », même s’il est fort probable que le report de ses voix se fasse en faveur du président sortant. D’origine azérie, Ogan entretient par ailleurs de très bonnes relations avec l’Azerbaïdjan et le gouvernement Aliyev, ce qui le rend certainement très réceptif au discours panturquiste du président Erdogan.

En revanche, le retrait militaire de Syrie représente une ligne rouge pour Ankara, qui la considère comme une nécessité sécuritaire dans sa lutte contre l’irrédentisme kurde. A chacuneses priorités : pour la Turquie, c’est la résolution de la question kurde. Pour la Syrie, l’anéantissement des rebelles syriens soutenus par Ankara. Les négociations auront donc comme principale tâche de concilier ces intérêts contradictoires.

A minima, la Turquie exigera des garanties sécuritaires et des conditions de retour précises pour les réfugiés, ce que la Syrie peut légitimement accepter. La fiabilité de ses engagements constituera néanmoins un sujet d’inquiétude pour Ankara. Encouragée par un apaisement avec sa voisine, la Syrie pourrait en effet s’attaquer aux derniers bastions de l’opposition syrienne en cas de départ des forces turques, au risque d’entraîner un nouveau désastre humanitaire et une nouvelle vague migratoire vers la Turquie. En février 2020, l’opération « Bouclier du printemps » avait vu s’affronter les forces armées syriennes et turques dans la région d’Idlib, précisément dans le but, comme l’avait signifié le ministre des affaires étrangères turc à l’époque, « d’arrêter les massacres du régime et éviter une nouvelle vague migratoire ». Si le régime d’Assad rompt ses promesses et poursuit sa répression sanglante à l’égard de l’opposition syrienne, les conditions d’une grande insécurité seront réunies pour la Turquie.

En effet, désarmer l’opposition ne résoudra rien à l’absence de solution politique durable en Syrie. La Turquie se trouve donc aujourd’hui dans une forme d’injonction paradoxale et difficile à résoudre : normaliser, à l’instar de la majeure partie du monde arabe, ses relations avec Damas, tout en maintenant une force militaire en Syrie pour se protéger des conséquences d’un nouvel épisode de la guerre civile syrienne, toujours irrésolue. Aussi, quelle que soit l’issue du second tour en Turquie, la « politique syrienne » risque d’être une véritable épine dans le pied du futur président, en particulier dans le contexte économique actuel.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 21/05/2023.