La trahison de Riyad signera t-elle la fin du pacte « pétrole contre protection » ?

Après le fist-bump. En se rendant à Riyad cet été, Joe Biden espérait sincèrement obtenir des Saoudiens une hausse de la production d’hydrocarbures, afin de limiter la hausse des cours avant les élections de mi-mandat. L’opération qui, on le sait, lui a beaucoup coûté et l’a obligé à renier une promesse de campagne, aura été réalisée en pure perte.

Début octobre à Vienne, et en présence du vice-Premier ministre russe sous sanctions américaines, l’OPEP + a décidé de céder aux pressions de Riyad et de ralentir sa production globale d’hydrocarbures, offrant ainsi un véritable soulagement à la Russie qui continuera à bénéficier de sa rente pour financer la guerre en Ukraine. Ce désaveu total fragilise doublement le président américain, en décrédibilisant sa stratégie diplomatique et ses efforts pour limiter les effets de la récession aux Etats-Unis à quelques semaines d’une échéance électorale cruciale.

L’Arabie Saoudite semble suffisamment sûre de son indépendance revendiquée pour désormais ignorer sciemment les exigences de la première puissance mondiale. La volonté de défendre ses seuls intérêts a sans doute la primauté dans sa décision. Mais celle-ci pousse dangereusement le royaume wahhabite à prendre un parti géopolitique qui contrarie les objectifs américains. La « trahison » de l’Arabie Saoudite sape en effet une partie de la stratégie d’isolement international élaborée contre la Russie, dont l’économie dépend en grande partie de la rente pétrolière et gazière. Plutôt que de soutenir son allié traditionnel à Washington, l’Arabie Saoudite a choisi de manière surprenante de miser sur Poutine, alors même que la Chine et l’Inde se sont éloignées du Kremlin.

Pourtant, rien ne pressait : les conseillers de Joe Biden avaient proposé aux responsables saoudiens d’attendre encore un mois jusqu’à la prochaine réunion de l’OPEP + le 3 novembre pour évaluer l’éventuelle baisse des cours, qui était la justification avancée par Riyad. Les Emirats Arabes Unis avaient également dépêché le conseiller à la sécurité nationale de Mohammed ben Zayed Al Nahyan dans le royaume saoudien pour l’appeler à la prudence, en vain.

Mohammed Ben Salmane a en effet besoin d’argent pour financer, non pas la transition énergétique de son pays, mais ses projets pharaoniques comme la ville futuriste de Neom, bâtie en plein désert, dont le coût global est estimé à 500 milliards de dollars. On comprend qu’une baisse des cours du brut mette en péril un budget entièrement dépendant de l’énergie, et non du travail de la population active saoudienne ou des prélèvements obligatoires… Face à la colère des Etats-Unis, les Saoudiens se sont dits prêts à augmenter leur production en décembre, lorsque l’Union européenne arrêterait ses importations de brut russe, et ont accepté de voter la résolution onusienne condamnant la tentative d’annexion illégale des territoires ukrainiens par la Russie le 12 octobre dernier.

Néanmoins, « MBS » a peut-être fait un mauvais calcul en sous-estimant l’impact de sa décision sur le président américain, et se mettre la première puissance mondiale sur le dos n’est sans doute pas une mesure de prudence dans le contexte international actuel. Car une question évidente se pose désormais : dans un tel contexte, le pacte « pétrole contre protection » est-il encore viable ? Tout dépendra, en réalité, de l’ampleur de la « réévaluation » envisagée par Joe Biden, et c’est sur ce point que les interrogations fusent.

La Maison-Blanche a en effet annoncé des « conséquences », qui devraient passer par une remise à plat de la relation américano-saoudienne. Dans un premier geste de mécontentement, l’administration Biden a ainsi informé les Saoudiens qu’elle ne participerait pas à la prochaine réunion du groupe de travail régional dédié à la défense contre d’éventuelles frappes aériennes iraniennes. Elle travaille également avec les Démocrates du Congrès pour envisager des ripostes législatives. Le puissant sénateur Bob Menendez, président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat américain, a ainsi appelé au gel immédiat « de tous les aspects de la coopération américaine avec l’Arabie Saoudite », promettant de faire tout son possible pour geler les futures ventes d’armes au royaume.

Mais assiste-t-on vraiment aujourd’hui à une véritable volonté de rupture, et les « conséquences » promises par Joe Biden impacteront-elles le royaume de manière significative ? Ses intentions demeurent en effet incertaines : aucune équipe spéciale n’a été créée pour effectuer un examen formel de la coopération avec l’Arabie Saoudite, et aucun calendrier n’a été annoncé. Entre la Maison-Blanche et les Démocrates au Capitole, la méthode peine donc encore à être définie.

Depuis les attentats du 11 septembre, plus de vingt ans se sont écoulés sans que la viabilité de cette relation initiée en 1945 n’ait été véritablement remise en question. Si des tentatives ont été initiées sous l’administration Obama (avec le Justice against sponsors of terrorism Act voté en 2016) ou lorsque Joe Biden a décidé de déclassifier l’enquête des services de renseignements américains sur l’affaire Khashoggi, et de retirer les Houthis de la liste des FTO, la crainte des conséquences d’une rupture avec un allié ancien et malgré tout précieux a toujours retenu la main de Washington.

Ainsi, un projet de loi nommé NOPEC, visant à encadrer les cartels de production et d’exportation de pétrole, avait obtenu un soutien bipartisan aux Etats-Unis, mais n’a jamais été inscrit à l’ordre du jour par crainte de représailles de Riyad. Aujourd’hui, un certain discours en faveur d’un pacte stratégique renouvelé, plus que d’un réel divorce, est également entendu chez d’anciens diplomates américains qui le justifient par la lutte contre le terrorisme et la nécessité d’endiguer la puissance iranienne.

La vérité est que depuis au moins 2019, si ce n’est 2015 avec la signature de l’accord sur le nucléaire iranien, les Saoudiens interrogent très sérieusement la fiabilité des Etats-Unis à l’égard de leur engagement historique envers la sécurité du royaume. Riyad a en effet rappelé les attaques de septembre 2019 contre des infrastructures pétrolières saoudiennes et le refus de l’administration Trump d’envisager toute riposte contre l’Iran ou encore le départ dans la précipitation des troupes américaines de Kabul. Aux yeux de l’Arabie Saoudite, l’Amérique n’étant plus digne de confiance, il n’y a en réalité plus lieu de tenir ses engagements envers les Etats-Unis. Peut-être est-il grand temps en effet qu’à Washington, on admette la réalité de ce divorce et qu’on en tire réellement les conséquences.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 23/10/2022.