L’étranger proche russe, un foyer de sécession ?

« Nous n’avons point trouvé d’autres moyens de garantir nos frontières que de les étendre ». Cette phrase de la tsarine Catherine II à Voltaire résumait déjà en son temps les ambitions stratégiques russes. A l’aune de la guerre en Ukraine, on voit à quel point celle-ci a conservé toute son actualité. L’expansion a toujours constitué le moteur de la domination russe, qui s’est longtemps tournée en priorité vers l’est, à raison de 52 000 km2 de nouveaux territoires conquis par an durant les trois siècles de la dynastie Romanov. Mais encore aujourd’hui, ce pouvoir fort cache mal un Etat faible, dépourvu d’une véritable politique décentralisatrice. Pendant de cet expansionnisme, le risque sécessionniste génère une angoisse permanente chez les dirigeants russes, qu’ils soient tsars ou apparatchiks soviétiques. Le contrôle de ce pays immense, qui s’étend sur deux continents et touche toutes les grandes zones géopolitiques mondiales, a ainsi justifié la répression de la contestation ou de l’instabilité sous toutes leurs formes.

Précisément, certaines des sept républiques autonomes du Caucase, touchées par l’onde de choc de la guerre ukrainienne, contestent aujourd’hui le bellicisme de Vladimir Poutine en dépit de leur fidélité envers Moscou. Ainsi en Ossétie du Sud, pure création de la Russie (dont elle est d’ailleurs la seule, avec quatre autres pays, à reconnaître la souveraineté) le nouveau président Alan Gagloev a annoncé l’ajournement du référendum qui devait confirmer le rattachement de la république caucasienne à la Russie. Les premiers signes de tensions sont apparus en mars, lorsque 300 soldats ossètes envoyés sur le front ukrainien ont choisi de déserter, critiquant à la fois leur engagement injustifié et le commandement militaire russe. Chez sa voisine du nord, l’Ossétie-Alanie, une loi criminalisant les critiques à l’encontre de l’armée russe a été adoptée récemment face à la contestation croissante au sein de la population. En Ingouchie et plus encore en Tchétchénie, « royaume » de Ramzan Kadyrov qu’il tient d’une main de fer depuis 2007, les manifestations contre la Russie se sont faites en revanche beaucoup plus rares.

 

Conquis et rattaché à l’Empire russe au 19ème siècle au prix de déportations et de massacres, le Caucase, cet « étranger proche » russe, demeure un sujet d’inquiétude constant pour le Kremlin. Marge territoriale aux identités ethniques fortes, pourvue d’un puissant sentiment nationaliste, elle est régulièrement émaillée d’aspirations à l’indépendance. Conscient de cette hypersensibilité, Moscou a récemment interdit les commémorations qui devaient célébrer, le 21 mai, le souvenir de la guerre russo-circassienne, véritable nettoyage ethnique des Circassiens, une ethnie aujourd’hui dispersée dans trois républiques russes du Caucase, la Kabardino-Balkarie, la Karatchaïevo-Tcherkessie et l’Adyguée. Tirant des comparaisons équivoques entre la violence ethnique des Russes contre les Ukrainiens et le sort de leur propre peuple, certains activistes de la diaspora ont néanmoins bravé cet interdit.

Aujourd’hui, la contestation principale émanant des républiques caucasiennes vient du lourd tribut qu’elles paient à Moscou dans le cadre de son engagement en Ukraine. En effet, les minorités non-russes du Caucase, comme d’autres périphéries de la Russie, sont sur-représentées au sein des bataillons russes, et accusent de sévères pertes humaines au nom d’une guerre menée pour l’unité slave. De toutes les régions administratives russes, c’est le Daghestan qui compterait ainsi le plus grand nombre de morts au combat. Comparé à la Russie, et proportionnellement à sa population, l’Ossétie du Nord – Alanie en compterait 400 fois plus. Cet état de fait a rappelé un précédent, celui de la guerre soviétique en Afghanistan, où les populations des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale composaient l’essentiel des forces déployées et tuées au combat. Les manifestations contre la guerre ont dès lors commencé au Tadjikistan en 1982, suivies du Kazakhstan en 1986 : elles ont constitué les premières étapes de la longue marche de ces pays vers l’indépendance, qui l’ont finalement obtenue en 1991, avec la chute de l’URSS.

 

Aujourd’hui comme hier, la Russie puise sa chair à canon aux marges de son empire, au risque d’y susciter des mouvements de révolte contre le pouvoir central. Certes, la « verticale du pouvoir » poutinienne ne sera pas aisément mise à bas. La seconde guerre de Tchétchénie (1999 – 2007), théâtre d’une féroce répression de la Russie, a longtemps stérilisé toute velléité d’indépendance au sein des républiques voisines. Pour autant, le sentiment nationaliste persiste dans le Caucase, et rien ne dit que la guerre pour l’heure infructueuse de Poutine en Ukraine ne déclenchera pas une réponse sociale et politique désastreuse dans la région.

Le phénomène commence d’ailleurs à devenir récurrent. A l’été 2020, l’agitation était venue de cet Extrême-Orient sibérien si difficile à maîtriser, lorsque des milliers de manifestants de Khabarovsk, ville proche de la frontière chinoise, avaient dénoncé l’incarcération de Sergeï Furgal, l’un des rares gouverneurs indépendants du cercle poutinien. Certes, la sécession demeure un risque encore difficile à mettre en œuvre. Mais lorsque les rues des périphéries russes résonnent au cri de « Poutine démission », ce risque n’en demeure pas moins réel et pris au sérieux, tant par les analystes que par le pouvoir central. Caucase, Sibérie, qui sait si demain, la Fédération de Russie ne connaîtra pas le sort de l’URSS et finira démembrée, faute d’un projet politique répondant aux véritables attentes de sa population.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 29/05/2022.