« L’européanisation » des négociations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, un échec pour la Russie

De plus en plus critiquée pour son inaction dans le Caucase, alors que le blocus du corridor de Lachine qui isole le Haut-Karabakh du reste du monde entame son troisième mois, la Russie ne pouvait plus se permettre de demeurer aux abonnées absentes. La visite de Sergueï Lavrov cette semaine en Azerbaïdjan en dit d’ailleurs long sur le positionnement du Kremlin dans sa traditionnelle zone d’influence.

Le chef de la diplomatie russe s’est donc rendu à Bakou pour tenter de réchauffer l’alliance entre les deux pays. L’accord de coopération signé deux jours avant le début de l’invasion russe en Ukraine le 24 février 2022, devait pourtant raffermir des relations aisément compliquées entre les deux voisins, à la fois sur le plan économique et diplomatique. Mais un an plus tard, le bilan de la manœuvre est plutôt maigre, et la guerre en Ukraine cristallise toute l’ambivalence de l’Azerbaïdjan face à son alliée russe. Bakou s’est en effet prudemment gardé de prendre le parti de Moscou dans son engagement en Europe orientale, se prononçant au contraire pour le respect de la souveraineté et de l’intégrité de l’Ukraine tout en s’abstenant de voter les résolutions onusiennes contre la Russie. De même, alors que cet accord de coopération l’engageait à ne pas mener d’activité économique préjudiciable aux intérêts de Moscou, l’Azerbaïdjan a signé avec l’Union européenne un accord d’exportation de gaz qui a permis aux Européens d’éviter les ruptures d’approvisionnement et de circonvenir la stratégie d’asphyxie de Vladimir Poutine. Face à cette absence de résultats, et en dehors de la discussion d’un « méga-projet » de corridor nord-sud pour augmenter le fret russe via l’Azerbaïdjan en direction de l’Iran et du Golfe Persique, Sergueï Lavrov et le président Ilham Aliyev sont restés très évasifs.

En revanche, ce qui unit encore les deux pays – et a motivé la venue de Lavrov en Azerbaïdjan – demeure leur méfiance envers l’ingérence des Européens dans le Haut-Karabakh et leur soutien à l’Arménie. Chacun cependant n’entend pas adresser cette irruption sur la scène caucasienne de la même façon.

C’est une réalité, l’influence russe dans le Caucase s’est étiolée depuis deux ans. L’Arménie ne lui fait plus confiance depuis qu’elle a failli à ses obligations conventionnelles lors de la « guerre des 44 jours », tandis que l’Azerbaïdjan bénéficiait du soutien logistique de plusieurs pays – principalement la Turquie, Israël et le Pakistan. Autre manquement, l’incapacité de la force de maintien de la paix russe à empêcher le blocus du corridor de Lachine, seule connexion terrestre entre le Haut-Karabakh et l’Arménie, depuis le 12 décembre dernier.

Démissionnaire et sommée de « choisir » entre ses deux alliés, la Russie a préféré un temps souscrire au récit azéri pour défendre ses propres intérêts. Aujourd’hui, cette « préférence » est nettement moins claire. Lors de sa visite, Sergueï Lavrov a ainsi formellement rejeté la récente proposition de l’Azerbaïdjan sur l’organisation de check-points sur les corridors de Lachine et du Zanguezour, qui remettrait forcément en cause la présence russe sur place. La Russie a assuré régulièrement l’Arménie que les routes du corridor du Zanguezour, dont le tracé doit traverser la province arménienne de Syounik pour relier Bakou au Nakhitchevan, fonctionneraient sous la juridiction des pays qu’elles traversent. En réalité, la Russie veut être la seule puissance gestionnaire, et maintenir une situation de crise entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie lui permet de s’imposer comme unique recours, en vertu de son historique dans la région. Précisément, ce statut semble désormais caduc.

Peu dupe de la situation, l’Arménie a récemment refusé à la Russie toute obligation dans le cadre de l’OTSC – signature de la déclaration à l’issue de la dernière réunion de l’organisation, accueil d’exercices militaires sur son territoire en 2023. Elle en appelle désormais à d’autres relais extérieurs pour assurer sa sécurité. A sa demande, la Cour Pénale Internationale a ouvert une enquête contre l’Azerbaïdjan pour étudier l’étendue de ses crimes de guerre dans le Haut-Karabakh, tandis que l’Union européenne, plutôt satisfaite du bilan de sa première mission d’observation l’automne dernier, vient d’initier une mission de 100 observateurs civils pour deux ans dans l’enclave, chiffre qui pourrait être porté à 200, dont 70 gendarmes français équipés d’armes légères. A défaut de freiner toutes les escalades de violence, son rôle de témoin a au moins l’intérêt de documenter les exactions et de briser l’impunité de l’Azerbaïdjan. Aliyev s’est naturellement opposé à cette mission, tandis que pour Lavrov, sa poursuite sans le consentement de l’Azerbaïdjan pourrait s’avérer « contreproductive ». On peut y lire à la fois une menace contre l’Arménie, mais aussi de possibles perturbations des prérogatives de la mission de la part de la Russie.

En réalité, l’internationalisation du Caucase arrange tout le monde – sauf Moscou. Si l’Arménie y voit avant tout une manière urgente de se protéger, l’Azerbaïdjan la considère comme une éventuelle opportunité pour consolider sa mainmise sur le Haut-Karabakh. La présence des Européens pourrait en effet lui permettre d’obtenir des concessions sur le tracé des frontières dans le cadre des négociations et, in fine, de pousser la Russie hors de sa zone d’influence. Loin de réaffirmer la puissance russe dans la région, la visite de Sergueï Lavrov en Azerbaïdjan a donc manqué son principal objectif et n’a fait que démontrer l’isolement de la Russie dans le Caucase, un isolement qui a aisément permis aux Occidentaux de créer, après l’Ukraine, un second front d’affaiblissement pour Vladimir Poutine.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 05/03/2023.