L’Iran doit-il maintenir son soutien à un allié russe peu fiable ?

Pour l’avoir longtemps “pratiquée”, l’Iran devrait savoir à quoi s’attendre avec la Russie. Au cours du XIXe siècle, la Perse des Qadjars a en effet dû subir la prédation territoriale des tsars voisins et leur céder de nombreux territoires, en particulier dans le Caucase. Même si aujourd’hui, la Russie post-soviétique a troqué son statut d’ennemie pour celui de soutien de l’Iran, et si leur relation s’est enrichie de multiples interdépendances, elle demeure néanmoins ambivalente du côté russe.

La Russie et l’Iran unis contre l’Occident

Unis dans leur mépris de l’Occident et leur souhait de voir advenir un monde multipolaire, l’Iran et la Russie ont grandement approfondi leurs liens bilatéraux au cours de la dernière décennie, notamment dans le domaine militaire comme en Syrie, même si cette collaboration n’a pas toujours été sereine. Rare soutien de Vladimir Poutine, l’Iran a souscrit sans réserve au discours officiel russe faisant de l’invasion de l’Ukraine une réponse à l’expansion de l’Otan, “une menace pour la sécurité et la stabilité des nations indépendantes”. Pour autant, son amitié n’est pas allée jusqu’à valider la reconnaissance des républiques de Donetsk et de Luhansk dans l’Est ukrainien. Sur le plan politique, l’Iran a toujours conservé une position prudente face à l’interventionnisme russe dans son étranger proche, que ce soit en 2008 avec la reconnaissance de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, ou en 2014 avec l’annexion de la Crimée. La République islamique, soucieuse de conserver son intégrité territoriale, s’est en effet toujours gardée de nourrir l’irrédentisme de ses propres minorités, qu’elles soient kurdes, baloutches ou azéries.

“La République islamique, soucieuse de conserver son intégrité territoriale, s’est en effet toujours gardée de nourrir l’irrédentisme de ses propres minorités, qu’elles soient kurdes, baloutches ou azéries”

Sur ce point précis, ce n’est que dans la foulée du retrait américain du JCPoA que les relations irano-russes se sont approfondies, l’Iran votant plus volontiers contre les résolutions onusiennes condamnant les visées russes sur l’Ukraine. Début 2020, la destruction accidentelle du vol 752 d’Ukraine International Airlines par les Gardiens de la Révolution avait au demeurant nettement refroidi les relations de Téhéran avec Kiev, facilitant d’autant plus ce rapprochement avec Moscou.

De son côté, la Russie a réussi à maintenir un étrange équilibre entre l’Asie et l’Occident en tant que signataire de l’accord sur le nucléaire iranien. Son expertise dans le domaine énergétique et nucléaire lui confère d’ailleurs une mission cruciale dans ce dossier, celle de recevoir les stocks d’uranium enrichi de la République islamique.

L’enjeu de l’accord sur le nucléaire iranien

Consciente de son rôle déterminant dans la réussite des négociations à Vienne, la Russie assurait que les tensions en Ukraine n’interféreraient pas dans le processus. Aujourd’hui, elle a pourtant changé de discours et conditionne désormais la signature du nouveau traité, sur le point d’être finalisé, à plusieurs garanties sans lien direct avec l’accord. Celles-ci visent à protéger sa coopération commerciale avec l’Iran… et donc à contourner les sanctions qui le frappent. Elle a ainsi exigé que les banques russes actuellement sous sanctions occidentales soient exemptées afin de pouvoir continuer à échanger avec Téhéran. Désirant manifestement ne pas connaître la situation de son allié économiquement asphyxié depuis quatre ans, la Russie utilise désormais sa position de signataire du JCPoA comme bouclier pour se protéger d’un tel sort et marchander sa participation sans laquelle, à l’heure actuelle, aucun accord ne pourra être signé.

“Les réformistes en revanche se sont montrés plus touchés par le sort de l’Ukraine et ont surtout rappelé avec raison la douloureuse histoire de l’Iran aux prises avec l’impérialisme russe il y a deux siècles”

La Russie et l’Iran ont longtemps eu en commun une même défiance envers les Occidentaux, jugés comme des alliés peu fiables. Pour l’Iran, le retrait américain du JCPoA en 2018 en était la preuve. Pour la Russie, les “manœuvres” de l’Otan en Europe orientale en sont une autre. L’Iran, par les voix des ultra-conservateurs (le guide suprême et le président de la République islamique en tête), s’est fait l’écho de ce discours. Les réformistes en revanche se sont montrés plus touchés par le sort de l’Ukraine et ont surtout rappelé avec raison la douloureuse histoire de l’Iran aux prises avec l’impérialisme russe il y a deux siècles. Aujourd’hui, le contexte pousse légitimement à interroger la fiabilité de Moscou envers Téhéran.

Rapprochement Iran/États-Unis en vue ?

Est-ce l’intérêt de l’Iran de demeurer un soutien indéfectible d’une alliée capable de le prendre en otage ? Alors que la guerre en Ukraine redéfinit déjà les équilibres géopolitiques mondiaux, ce n’est pas certain. La décision des États-Unis d’imposer un blocus aux hydrocarbures russes les pousse à ouvrir le dialogue avec des pays et régimes honnis hier, mais potentiellement utiles demain en raison de leur poids énergétique. C’est déjà le cas avec le Venezuela, cela peut l’être également avec l’Iran, qui n’a besoin que d’une levée des sanctions et d’une normalisation des relations pour regagner le marché international.

Plus que jamais, Moscou n’a aucun intérêt à un rapprochement entre les États-Unis et l’Iran, ce qui reviendrait à céder la place à un puissant concurrent sur le secteur énergétique. La nature ayant horreur du vide, une Russie sous sanctions pour une durée indéterminée laisserait évidemment tout loisir à l’Iran, dépositaire des premières réserves mondiales de gaz naturel, de s’imposer comme une solution alternative durable pour les Occidentaux. Ce qui serait une excellente nouvelle pour son économie et pour son peuple…

“La décision des États-Unis d’imposer un blocus aux hydrocarbures russes les pousse à ouvrir le dialogue avec des pays et régimes honnis hier, mais potentiellement utiles demain en raison de leur poids énergétique. C’est déjà le cas avec le Venezuela, cela peut l’être également avec l’Iran”

Alliés face à l’Occident, la Russie et l’Iran partagent ironiquement la même situation aujourd’hui : tous deux sous un régime de sanctions, tous deux exclus de la scène internationale, tous deux en grande difficulté sur le plan domestique à cause de cet isolement que la force militaire ne parvient pas à combler.

En raison de sa position jusqu’au-boutiste – même la Chine, sa plus proche alliée en Asie, a regretté sa tentative de marchandage – la Russie pourrait demeurer dans cet état de fait. L’Iran en revanche a la possibilité d’en sortir et de regagner sa juste place dans le concert des nations. La guerre en Ukraine et l’aide qu’il peut apporter aux Occidentaux pour contrebalancer le chantage énergétique de la Russie lui offrent enfin un contexte favorable. Cela signifierait un changement radical d’orientation de la position iranienne, tant d’un point de vue rhétorique que stratégique. Après s’être tourné vers l’Est pour résister aux sanctions américaines, l’Iran optera-t-il pour un juste équilibre, voire un retour plus affirmé vers l’Ouest ? Si Téhéran et Washington le désirent, il est possible d’atteindre cet horizon, et ce en dépit des manœuvres russes.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 15/03/2022.