L’Occident n’accepte plus la mort, ce qui profite à la Russie, la Turquie, l’Iran ou la Chine

Avocat d’affaires parisien, Ardavan Amir-Aslani vient de publier Le siècle des défis aux éditions de l’Archipel (407 pages, 22 euros), sur les grands enjeux géostratégiques internationaux.

Vous ne voyez dans la crise de la Covid aucune référence au passé. Pourquoi?

Ce que l’on vit est inédit, sans commune mesure avec ce qui s’est passé auparavant. La grippe espagnole n’avait pas mis l’économie mondiale à l’arrêt comme aujourd’hui. Nous sommes confrontés à une crise sanitaire, économique et géopolitique. Et l’Occident n’accepte plus la mort. Au lieu de tuer l’économie en décidant de fermer le pays, l’Etat français aurait pu investir pour accroître les capacités hospitalières. Non, il a eu peur de la mort. Durant la guerre de 1914, les milliers de morts enregistrés chaque jour ne suscitaient pas de grandes émotions. Aujourd’hui, dès qu’un militaire périt au Mali, on organise une cérémonie aux Invalides. La perspective d’enregistrer des pertes humaines dans un conflit est insupportable pour les pays occidentaux. Cela renverse les rapports de force au profit de ceux qui sont disposés à accepter la mort comme la Russie, la Turquie, l’Iran et la Chine. C’est ainsi qu’on constate la fin de la domination occidentale dans les rapports internationaux. Aux yeux de beaucoup, la France et l’Europe ne représentent plus une menace. Le président français n’est respecté, ni chez lui, ni ailleurs. Recep Tayyip Erdogan qui agit comme un brigand en Méditerranée orientale, en Libye et en Syrie pour rétablir le califat et replacer la Turquie à la tête du monde sunnite a pu insulter Emmanuel Macron sans que la France ne renvoie l’ambassadeur turc ! On a une politique étrangère de paillasson. On nous maltraite, on ne réagit pas.

Comment voyez-vous les négociations entre l’Iran et les Etats-Unis sur le nucléaire ?

L’Iran n’est pas en train de fabriquer une bombe, comme le confirment les services de renseignement américains eux-mêmes. La question nucléaire est secondaire par rapport à l’enjeu majeur de ses missiles ultra-précis. On l’a vu avec les engins balistiques lorsqu’ils ont pris pour cible les bases américaines en Irak après l’assassinat du général Soleimani, en janvier 2020. Ou avec les missiles de croisière contre les sites pétroliers saoudiens, en septembre 2019. Cinquante centimètres de précision à 800 km, ça fait peur ! L’Iran agit de manière ouverte au profit de ses « proxys » dans la région. L’Irak n’est pas un Etat souverain, c’est une province iranienne. La monnaie iranienne y a cours dans les villes où les chiites sont ultra-majoritaires, comme Bassora, Nadjaf ou Kerbala. La principale source d’inspiration religieuse du pays, l’ayatollah al-Sistani, est Iranien. Les chiites, majoritaires en Irak, n’ont pas envie de revenir en arrière sous la tutelle des sunnites. Ils savent qu’ils ne sont pas Perses mais, in fine, ils ne peuvent compter que sur les Iraniens, comme dernier recours. Ce sont eux qui ont bloqué l’avance de Daech vers Bagdad, Samara ou Erbil, qui seraient tombées sans cela entre les mains de l’Etat islamique. L’Iran contrôle l’Irak avec l’assentiment de sa population. En Syrie, le régime d’Assad est resté au pouvoir grâce au soutien de la légion étrangère chiite, formée par les Iraniens. Damas dépend aujourd’hui de Téhéran. Au Yémen, la version locale du chiisme, les zaidistes, plus proches du rituel sunnite, sont devenus pro-iraniens parce qu’ils ont rencontré le regard haineux des Saoudiens qui les bombardent.

Quid du Liban ?

Il faut voir le contexte historique. Les Iraniens sont devenus chiites au XVIe siècle. Sous la dynastie safavide turcophone, ils ont changé de religion pour se différencier de l’empire ottoman sunnite. Or, ce sont des Libanais et des Bahreinis qui ont enseigné le chiisme aux Safavides. En Iran, le chiisme est une importation venue principalement du Liban. Il y a toujours eu des liens étroits, même à l’époque du Shah : c’est lui qui avait envoyé l’imam Moussa Sadr au Liban pour aider à la création du parti chiite Amal dans les années 1970. Moussa Sadr sera ensuite tué par Kadhafi. La République islamique a continué en créant le Hezbollah, avec une dimension militaire qui le rend aujourd’hui plus puissante que l’armée libanaise. Daech n’a pas pu pénétrer au Liban grâce au Hezbollah qui a acheté ainsi sa libanité, comme en 2006 contre Israël. Le Hezbollah est un facteur majeur, voire essentiel, sur l’échiquier politique libanais. Quand le président Macron va à Beyrouth, il tend la main au Hezbollah parce qu’il sait qu’on ne peut rien faire sans lui. Si la reconstruction du port de Beyrouth n’avance pas, c’est parce qu’il a voulu le contourner.

«Confrontée aux Etats-Unis et à la Chine, deux puissances majeures monocéphales et organisées – ce qui n’est pas son cas – l’Europe n’a d’autre choix que de devenir une puissance souveraine. Cela passe par la création d’une armée commune avec un commandement unique»

Faut-il discuter avec le Hezbollah ?

Non, avec l’Iran, qu’on l’aime ou que l’on ne l’aime pas. L’Iran c’est aussi la Syrie, l’Irak, le Hezbollah, le Yémen, l’Afghanistan. Il a un rayonnement culturel international. Le nouvel an iranien – Norouz – est fêté le 21 mars dans 23 pays de la région. Le chiisme n’est pas un monopole iranien : il est présent à Bahreïn, au Pakistan, en Arabie saoudite. L’Amérique est obligée de transiger avec Téhéran, à cause de la Chine. Les Etats-Unis essaient de contrôler la Chine au travers de sa dépendance énergétique. Or l’Iran possède la principale réserve gazière et la troisième pétrolière au monde. Il peut devenir un maillon essentiel dans la projection de pouvoir et d’indépendance énergétique de Pékin. Joe Biden va donc tout faire pour que l’Iran ne tombe pas dans l’orbite chinoise, alors qu’un récent accord permettrait à la Chine d’investir en Iran jusqu’à 400 milliards de dollars sur les vingt prochaines années.

Que doit faire l’Union européenne dans le différend sino-américain?

On a vu avec Donald Trump que les intérêts américains ne coïncidaient pas forcément avec ceux des Européens. Les Etats-Unis jouent leur jeu et utilisent leur arsenal juridique au niveau des sanctions internationales pour projeter leur puissance et engager une guerre économique contre leurs partenaires européens. Confrontée à deux puissances majeures monocéphales et organisées – ce qui n’est pas son cas – l’Europe n’a d’autre choix que de devenir une puissance souveraine. Cela passe par la création d’une armée commune avec un commandement unique.

L’Europe a un grand voisin qu’est le Maghreb. Comment gère-t-on la situation là-bas ?

C’est un problème de taille. Il y a des Etats faibles voire inexistants. Ceux qui avaient vocation à jouer un rôle majeur, comme l’Egypte, n’ont cessé d’être affaibli. Elle n’existe plus sur la scène internationale et se trouve dans une totale dépendance à l’égard de l’Arabie saoudite. Ce qui se passe en Libye est une honte pour Le Caire, incapable d’y déployer des forces et d’y peser politiquement contre la Turquie qui a désormais les mains libres dans le monde sunnite. Soutenue financièrement par le Qatar, prise en tenaille entre la Libye et l’Algérie, la Tunisie n’existe pas dans la région. C’est le pays qui, proportionnellement, fournit le plus de jihadistes. Le Maroc ne tient que parce que c’est le « jardin d’acclimatation » des Européens. L’Algérie, c’est encore pire ! C’est un no man’s land où la population n’adhère pas au pouvoir, où il n’y a aucun projet d’avenir et où l’islamisme, loin d’être anéanti, se tient en stand-by. L’idée selon laquelle le Maghreb serait « le Mexique de l’Europe », pour y produire à bas coûts, a été mise à mal par la Covid. Il n’est plus question de délocaliser. Le Maghreb est une menace, pas un atout.

Une « menace » migratoire ou terroriste ?

Les deux. Le problème aujourd’hui, c’est d’empêcher l’immigration sauvage parce que ces pays n’arrivent pas à assurer la croissance économique et le pouvoir d’achat suffisants pour que leurs habitants restent chez eux. Quant à la menace islamiste, contrairement à ce que l’on dit, elle ne vient pas de la théocratie iranienne. C’est une menace sunnite. De tous les attentats de ces trente dernières années, aucun n’a été commis par un chiite. On se trompe d’ennemi en présentant l’Arabie saoudite comme un allié ! Quarante pour cent des combattants de Daech en Irak étaient des Saoudiens. C’est l’islam sunnite, salafiste, dans sa version wahhabite, qui est en guerre contre l’Occident ! Cela tient au contrôle par les Saoudiens des gisements de pétrole et des deux villes saintes de l’islam. Ce qui lui permet d’imposer sa version de la religion à la terre entière.

Paru dans l’Opinion du 21/04/2021.