MBS, l’illusion du bon prince réformateur

Le régime autoritaire saoudien a encore de de beaux jours devant lui.

Les médias occidentaux, toujours à l’affût d’un fol espoir de changement en Arabie Saoudite, ont cru discerner chez Mohammed Ben Salmane prince de 33 ans l’étoffe d’un réformateur, un futur souverain qui sortirait son pays de l’extrémisme religieux pour le remettre sur le chemin d’un Islam modéré,  libérerait les femmes de l’oppression patriarcale et de nombreux interdits aussi absurdes qu’ archaïques – le plus célèbre étant l’interdiction de conduire – et ferait ainsi du royaume saoudien un Eldorado pour les investisseurs du monde entier.

Tel était le story-telling que « MBS » cherchait notamment à diffuser lors du Davos du Désert en octobre 2018… alors même que ce récit contrevenait brutalement à la réalité, dix jours après l’horrible assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi à Istanbul, un crime dans lequel la responsabilité du Prince est largement suspectée.

Par son impact médiatique, ce crime fut en quelque sorte le point culminant d’une série de décisions en matière de politique intérieure hasardeuses ou arbitraires prises par « MBS » depuis 2015, chacune prouvant que le Prince héritier poursuit une patiente mais certaine ascension vers le pouvoir le plus absolu, bien plus qu’il ne s’engage à réformer profondément son pays.

De multiples signes ont été pourtant donnés au cours des 18 derniers mois. En novembre 2017, le Ritz Carlton a été transformé en prison dorée à destination de certains membres de la propre famille de Mohammed Ben Salmane, des princes qui avaient eu l’outrecuidance de contester son leadership. Si en juin 2018, le Prince a effectivement levé l’interdiction de conduire faite aux femmes, la délivrance des permis n’a cependant pas explosé, et les militantes féministes qui réclament bien d’autres droits fondamentaux sont toujours en prison à l’heure actuelle. L’exécution de 37 prisonniers majoritairement chiites le 23 avril dernier a interpellé la communauté internationale, néanmoins celle-ci est restée impuissante face à cette frénésie d’exécutions.

Prochainement, un nouvel exemple des méthodes arbitraires du Prince pourrait être donné, très exactement le 4 juin, jour qui sonnera la fin du Ramadan pour les musulmans du monde entier. Cette date risque de marquer aussi le procès et l’exécution de trois religieux saoudiens détenus depuis septembre 2017 :  Salmane Al-Oudah, Awad al-Qarni et Ali Al-Omari, oulémas parmi les plus modérés et réformateurs du pays, accusés de « terrorisme » par Riyad.

Au moment de son arrestation, le plus célèbre d’entre eux, Al-Oudah, comptait sur son compte Twitter près de 14 millions de followers et dirigeait l’édition arabe du site Islam Today. Mais son engagement politique remonte au début des années 1990. Il participa notamment au mouvement Sahwa (« éveil ») inspiré des Frères musulmans et réclamait la monarchie constitutionnelle en Arabie Saoudite… ce qui lui valut son premier séjour en prison. Personnalité connue depuis plus de 30 ans dans le monde arabe, Al-Oudah se réclame d’un Islam libéral et a toujours exprimé des opinions allant parfois à l’encontre de la ligne officielle de Riyad. Ainsi lorsqu’il soutient les printemps arabes à partir de 2011, lorsqu’il s’exprime pour la dépénalisation de l’homosexualité – crime puni de mort en Arabie Saoudite – et plus récemment, lorsqu’il appela à une entente avec le Qatar en septembre 2017. Ce fut d’ailleurs son dernier « coup d’éclat » public contre le régime.  Un an après son arrestation, Al-Oudah était entendue par la Cour spéciale criminelle, un tribunal dépendant du ministère de l’Intérieur saoudien chargé de juger les affaires de terrorisme. Le clerc est en effet sous le coup de 37 chefs d’accusation en lien avec une activité terrorisme, et également accusé d’avoir « témoigné des injustices réservées aux prisonniers » et exprimé « cynisme et sarcasme face aux réussites du gouvernement ». Al-Oudah est en outre accusé de complicité avec la famille royale qatari, ce qui expliquerait son manque de soutien envers le blocus mis en place par l’Arabie Saoudite à l’automne 2017.

Ses co-détenus, Ali Al-Omari et Awad Al-Qarni (par ailleurs l’une des têtes pensantes du mouvement Sahwa) sont également des figures médiatiques de première importance dans le monde arabe sunnite, militants de la cause des femmes et de la lutte contre l’extrémisme religieux.

Si leur détention a été condamnée par l’ONU ainsi que par les ONG Human Rights Watch et Amnesty International, peu de journalistes s’en sont fait l’écho, hormis évidemment Jamal Khashoggi. Quelques jours avant son assassinat, le journaliste résumait l’affaire en ces termes : « Il [Mohammed Ben Salmane] détruira la dissidence par tous les moyens. Ils ne veulent pas exécuter Al-Oudah parce qu’il serait extrémiste, mais au contraire parce que c’est un modéré. C’est la raison pour laquelle il constitue une menace ». Aux amis auxquels il confiait sa pensée, il disait également : « Vous devez dénoncer le ridicule des charges retenues contre eux ! » Pour avoir critiqué publiquement l’hyperpersonnalisation du pouvoir de Mohammed Ben Salmane, Khashoggi a été assassiné puis découpé en morceaux en Turquie, au consulat saoudien d’Istanbul. Sa mort prouve que dans l’Arabie Saoudite réformée, moderne et ouverte de « MBS », le fait de dénoncer les atteintes aux droits de l’homme, les arrestations arbitraires et l’absence de procès équitable reste un crime puni de mort.

Le scandale qui a suivi l’annonce de son assassinat et la probable responsabilité de Ben Salmane dans ce crime ont certes entaché l’image du prince, y compris aux Etats-Unis. Pour faire face à cette « crise », la communication de Riyad n’a pas hésité à déresponsabiliser le prince, présenté comme bon et charitable, pour faire endosser toutes les charges à ses conseillers mal avisés. Et cette « version officielle » fut abondamment étayée : ainsi, le prince aurait été temporairement dépossédé de ses prérogatives par le roi, son père, ce qui expliquerait son absence lors de plusieurs réunions ministérielles et diplomatiques de premier ordre. Or, lorsque l’on sait à quel point la santé mentale du roi est défaillante, l’argument ne tient pas longtemps. Pour nombre d’observateurs, il est évident que si le roi règne, c’est bien son fils qui commande.

Depuis qu’il a été fait Prince héritier en juin 2017, celui qui cumule désormais toutes les fonctions régaliennes contrôle non seulement l’ensemble des forces de sécurité et de renseignements, mais décide de tout ce qui se passe dans le royaume wahhabite. Le sort de toute voix qui exprime son désaccord ou une critique envers lui se trouve également entre ses mains, comme une bonne partie de la famille royale et de la dissidence a pu le constater à ses dépens.

Loin de faire de la monarchie saoudienne un régime modéré, le réel objectif de Mohammed Ben Salmane est bien de se façonner un pouvoir absolu sur-mesure et pour ce faire, il a besoin au préalable de se débarrasser des personnalités gênantes. Comment expliquer autrement l’assassinat de Jamal Khashoggi ? Comment expliquer autrement l’emprisonnement de Salmane Al-Ouda, l’une des rares voix parmi les religieux saoudiens à réclamer une monarchie constitutionnelle et à considérer que l’homosexualité ne doit pas être punie par la loi des hommes ?

Le régime saoudien est bicéphale, la famille Al-Saoud bénéficiant de l’allégeance théoriquement indéfectible de l’establishment religieux wahhabite, dont la famille Al-Sheikh fait figure de cheffe. En échange de quoi, l’application de la sharia ne sera jamais remise en question par le pouvoir, et les questions sociales et religieuses sont laissées à la libre appréciation des Oulémas. Mohammed Ben Salmane n’a jamais réellement osé toucher à cet organe essentiel du pouvoir saoudien, mais a cependant toujours fait taire les voix dissidentes en son sein. Les trois clercs qui risquent de perdre leur tête passé le 4 juin sont la preuve que plus aucune fonction n’est sacrée, hormis celle du roi. Ce n’est pas par hasard que le Prince héritier a choisi le 21 juin 2017, la 27ème nuit du Ramadan connue sous le nom de Laylat Al-Qadr, la « Nuit du Destin » (au cours de laquelle le Coran fut révélé au Prophète) pour être intronisé dans ses nouvelles fonctions. Autre effet de communication, autre symbole lourd de sens.

Aucun chef d’Etat n’a rien fait pour empêcher l’exécution de masse des 37 prisonniers en avril dernier. Personne n’a cessé tout commerce avec l’Arabie Saoudite après l’assassinat de Jamal Khashoggi. Tout au plus la Maison-Blanche s’est-elle sentie très embarrassée par la dérive sanguinaire de Mohammed Ben Salmane. Sa radicalisation est d’autant plus encouragée par les tensions grandissantes entre les Etats-Unis et l’Iran ces dernières semaines, Washington voulant satisfaire les Saoudiens.

Le fait que « MBS » se sente autorisé à agir à sa guise et en toute impunité traduit surtout les arrière-pensées des Etats-Unis sur le sort qui attend le Moyen-Orient : les régimes autoritaires, qu’ils se trouvent à Riyad, au Caire ou à Abou Dabi, ont de beaux jours devant eux, pour le plus grand bonheur de ceux qui feront du business avec eux, et pour le plus grand malheur de leurs peuples.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Article paru dans Le Nouvel Economiste du 04/06/2019.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *