Nord Stream 2, le gazoduc qui divise le monde

Alors que le chantier du gazoduc offshore ‘Nord Stream 2’ estimé à 11 milliards de dollars est à 95% terminé, les États-Unis ont renforcé leurs sanctions extraterritoriales contre les pays impliqués dans la construction du gazoduc qui doit relier la Russie à l’Allemagne.

Un projet avantageux pour l’Europe

Le gazoduc de 1200 kilomètres de long et de 55 milliards de mètres cubes devrait être exploité par le géant russe Gazprom mais a été cofinancé pour moitié par cinq groupes européens du secteur de l’énergie (OMV, Wintershall Dea, Engie, Uniper et Shell). Ce projet qui a débuté en 2018, devait être au départ finalisé fin 2019 mais a été retardé. Vladimir Poutine a déclaré récemment que le projet serait achevé avant la fin de l’année 2021. Dans ce projet, deux camps s’affrontent au sein de l’Europe : les pays pragmatiques souhaitant conserver une relation économique avec la Russie font face à ceux qui sont réfractaires à la continuation des relations avec Moscou. D’un côté, la Russie soutient depuis le début qu’il s’agit d’un projet commercial très avantageux pour l’Europe, et surtout pour l’Allemagne qui deviendrait le leader de l’énergie en Europe. Berlin, fervent soutien du projet, abat également la carte de l’environnement en mettant en avant le fait que cela permettra la transition écologique et le remplacement par le gaz de l’industrie basée sur le charbon et le nucléaire. En face, l’Ukraine, qui est en guerre ouverte avec la Russie, s’est évidemment opposée au gazoduc ‘Nord Stream 2’ qui détournera une partie du trafic de leur gazoduc ‘Nord Stream 1’ et réduirait ainsi les droits de péages perçus. Kiev se dresse contre ce projet qui renforcerait selon elle « la maîtrise de Moscou sur les livraisons de gaz », saboterait « la politique énergétique de l’Union européenne » et couperait « l’Ukraine du reste de l’Europe ». Par ailleurs, le contexte récent a joué en la défaveur de Moscou. En effet, l’empoisonnement, l’arrestation et l’incarcération de l’opposant politique russe, Alexeï Navalny, ont remis de l’huile sur le feu et ont donné du grain à moudre aux opposants de Moscou. Selon Joe Biden, Vladimir Poutine est un « tueur » qui devra « payer pour ses actes ». Malgré ces évènements et la crise biélorusse, lors de la réunion des ministres européens des affaires étrangères, fin février, ayant pour ordre du jour les sanctions du gouvernement russe responsable dans l’affaire Navalny, le sujet du gazoduc sous-marin a été balayé d’un revers de main au motif qu’il s’agirait d’un simple « projet commercial ». Toutefois, de l’aveu même de la chancelière allemande, les considérations politiques ancrées dans ce projet l’ont amenée à fermer les yeux sur l’affaire Navalny pour satisfaire les intérêts allemands.

La souveraineté européenne piétinée par l’extraterritorialité américaine

Face à la division des pays européens sur la question, les États-Unis se sont une nouvelle fois érigés en arbitre. L’administration Trump a enclenché une prise de position dure envers la Russie sur ce projet en votant en 2019 une loi imposant des sanctions contre les entreprises impliquées dans la construction du gazoduc. Antony Blinken, actuel secrétaire d’État de l’Administration Biden, a déclaré lors de la dernière réunion de l’OTAN le 23 mars dernier, que ce projet serait « une mauvaise idée pour l’Europe et pour les États-Unis » aux motifs qu’il « est en contradiction avec l’objectif de sécurité énergétique de l’Europe » et qu’ « il risque d’affaiblir l’Ukraine et va contre les intérêts de la Pologne et d’autres alliés ». Derrière ce discours officiel, la motivation officieuse de Washington est de vendre son gaz naturel liquéfié (GNL) – dont le prix est supérieur au gaz russe – à l’Union européenne et également d’empêcher l’Allemagne d’accéder à la place de leader dans le secteur de l’énergie. Quant à l’utilisation, une nouvelle fois, de l’extraterritorialité des lois américaines, Antony Blinken a déclaré qu’ « une loi aux États-Unis (les) oblige à sanctionner les entreprises qui participent aux efforts pour achever le gazoduc ». Ce choix sémantique fait grincer des dents. Et pour cause, le grand public découvre depuis peu la stratégie mise en place par les États-Unis pour court-circuiter la concurrence mondiale. Forts d’un système financier puissant, ces derniers se sont en effet attelés ces dernières décennies, à étendre le régime des sanctions extraterritoriales pour appliquer systématiquement des sanctions économiques sévères et durables envers des entreprises ou des pays (tels que l’Iran) qui menaceraient selon eux les intérêts économiques américains.

L’Administration Biden entre le marteau et l’enclume

De nombreuses critiques s’élèvent dans le camp de l’opposition américaine pour exhorter Joe Biden à tout faire pour empêcher l’achèvement du gazoduc. Antony Blinken a exprimé l’inconfort de l’administration Biden vis-à-vis du chantier, la semaine dernière devant la Chambre des représentants : « J’aurais aimé ne pas me trouver dans une situation où le gazoduc est pratiquement terminé ». Ployant sous la pression de l’opinion publique et forcée à suivre ses méthodes habituelles, Washington a pris le parti de perpétuer la stratégie d’intimidation à travers des mesures restrictives à l’encontre d’entreprises, investisseurs et compagnies d’assurance impliqués dans le projet, entrées en vigueur à partir de janvier 2021 et votées à la fin du mandat de Donald Trump par le Sénat américain dans un contexte électrique. Le secrétaire d’État de Joe Biden a ainsi jugé bon de préciser que le nouveau gouvernement américain était « déterminé à respecter » la loi votée en 2019 et les nouvelles sanctions votées en 2020 et ce, même si Washington souhaiterait préserver ses relations avec Berlin pour ne pas faire basculer l’opinion publique allemande contre la nouvelle administration. Néanmoins, malgré cette nouvelle vague de sanctions visant treize entreprises dont trois entreprises allemandes début mars, le chantier continue. La position de l’Allemagne vis-à-vis des sanctions extraterritoriales n’a quant à lui pas changé. En effet, le gouvernement estime toujours que « la souveraineté européenne ne consisterait pas à se plier à la volonté de Washington » et à ses sanctions « illégales et inacceptables ». Ainsi, aux côtés d’une Allemagne optimiste et ferme qui estime que « malgré les sanctions, il sera possible de terminer Nord Stream 2 », Vladimir Poutine a déclaré que la Russie était capable de terminer la construction seule. Toutefois, l’achèvement des travaux du gazoduc et sa mise en service dépendra certainement de l’accalmie des tensions entre Washington et Moscou. En effet, ne perdons pas de vue que le Nord Stream 2 n’est ni urgent ni indispensable puisque le gaz russe transite actuellement par le Nord Stream 1 et le Turkstream. Enfin, le temps ne joue pas en la faveur des partisans du gazoduc puisque dans le cadre des élections fédérales de septembre 2021, si les Verts, qui arrivent en deuxième place des sondages derrière l’Union chrétienne-démocrate d’Angela Merkel, sont appuyés par « la chancelière du climat », le gazoduc ne verrait probablement pas le jour puisque l’arrêt du chantier fait partie intégrante de leur programme. Ainsi, pour mener à bien leur mission, Washington changera peut-être de fusil d’épaule en arrêtant de sanctionner les entreprises allemandes et négociera par la diplomatie, qui est indéniablement davantage la spécialité de Joe Biden que Vladimir Poutine.

Ainsi, le vrai problème demeure l’application, une fois encore, des lois extraterritoriales américaines, mises en place en totale impunité en raison de l’incapacité de l’Europe à y répondre unanimement et fermement. Aujourd’hui, c’est le secteur de l’énergie, mais demain, quel autre secteur fera les frais de la faiblesse de la réponse européenne ?

Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 14/04/2021.