Politique étrangère américaine : tout changer pour que rien ne change

La perte de crédit de l’action politique tient sans doute au fait que les déclarations sont rarement suivies d’effets. Dans le cas de l’administration Biden, ses choix en matière de politique étrangère créent un tel hiatus entre les mots et les actes qu’outre-Atlantique, les analystes peinent à voir une authentique différence entre le président démocrate et son prédécesseur Donald Trump. Le constat n’a rien d’iconoclaste. Durant sa campagne électorale, Joe Biden avait en effet promis de rompre radicalement avec la méthode du républicain. Et par certains aspects, il a tenu cette promesse.

“Joe Biden a tenu cette promesse. La guerre en Ukraine lui a permis de redonner une légitimité à l’Otan et de réconcilier les États-Unis avec les Européens, après quatre années de ruptures et d’isolationnisme”

La guerre en Ukraine lui a permis de redonner une légitimité à l’Otan et de réconcilier les États-Unis avec les Européens, après quatre années de ruptures et d’isolationnisme. Il a également renoué avec le multilatéralisme, rappelant ses vertus en matière de coopération sur la gestion des risques sanitaires ou les conséquences du réchauffement climatique. Mais sur les sujets les plus critiques de la géopolitique actuelle, la continuité est restée la norme, démontrant à quel point il est difficile, pour n’importe quelle administration américaine, de redessiner une diplomatie radicalement nouvelle au gré des alternances politiques. Trois exemples illustrent cette tendance.

Israël, Arabie saoudite, Iran, Chine : dans la continuité de Donald Trump

La tournée officielle de Joe Biden en Israël et en Arabie saoudite le mois dernier est sans doute le signe le plus récent de cet état de fait. Outre que le président américain n’a jamais remis en cause la décision unilatérale d’Israël de faire de Jérusalem la capitale de l’État hébreu (et bien que celle-ci contrevienne au droit international), il a confirmé la poursuite de l’initiative des accords d’Abraham, initiée par Donald Trump. Sa rencontre avec Mohammed Ben Salmane, délibérément ignoré au début de son mandat, apparaît en nette contradiction avec son intention de faire de l’Arabie saoudite un “État paria”. La poursuite de l’aide militaire fournie aux Saoudiens dans le cadre de la guerre au Yémen est une autre promesse rompue.

“Le positionnement face à la Chine maintient cette continuité entre Trump et Biden, au nom de la défense des intérêts de la puissance américaine. Le dossier chinois mériterait mieux qu’une militarisation à outrance, quand la véritable problématique demeure l’influence économique de Pékin”

Le cas de l’Iran illustre également l’ambiguïté – ou les contraintes – de Joe Biden. Alors qu’il s’était initialement démarqué de son prédécesseur en se positionnant en faveur d’un retour des États-Unis dans le cadre du JCPoA, le président démocrate a refusé de retirer les Gardiens de la révolution islamique de la liste des organisations terroristes, contribuant ainsi à enliser les négociations.

Enfin, le positionnement face à la Chine maintient cette continuité entre Trump et Biden, au nom de la défense des intérêts de la puissance américaine. La nouvelle administration a poursuivi la stratégie de déploiement dans la zone indo-pacifique et réaffirmé son soutien militaire à Taïwan en cas d’invasion. Pourtant, le dossier chinois mériterait mieux qu’une militarisation à outrance, quand la véritable problématique demeure l’influence économique de Pékin, qui pourrait être contrée grâce à de meilleurs accords commerciaux avec les pays asiatiques et une ouverture du marché américain à leurs exportations.

Des marges de manœuvre réduites face à la tradition politique

À Washington, certains analystes saluent cette continuité stratégique pour sa cohérence, estimant qu’en dépit de ses outrances, l’administration Trump avait bien identifié les principaux défis géopolitiques des États-Unis et cherché à y répondre. D’autres reprochent au contraire à Joe Biden de s’être finalement trahi et d’avoir même renforcé certaines problématiques en déviant de ses principes. Le cas saoudien est, à cet égard, significatif, et l’entretien d’une certaine forme de statu quo sur les dossiers clés du Moyen-Orient et de la Chine n’est pas à mettre à son crédit.

“Cette tradition de la continuité entre les administrations successives est directement héritée d’une partie de l’establishment américain, qui défend une politique étrangère “bipartisane”, transcendant les clivages politiques”

Cette tradition de la continuité entre les administrations successives est directement héritée d’une partie de l’establishment américain, qui défend une politique étrangère “bipartisane”, transcendant les clivages politiques. Cette conception présente cependant un désavantage majeur, en réduisant considérablement les marges de manœuvre des présidents américains soumis aux aléas géopolitiques, aux fluctuations de l’opinion publique et à l’influence de multiples lobbies. Autant de facteurs qui contraignent finalement la diplomatie américaine à manquer de flexibilité et d’adaptabilité, ce qui peut paraître très contradictoire face aux évolutions rapides du monde actuel.

Le game-changer de la guerre en Ukraine

Car le principal défi qui occupe aujourd’hui Washington, quelle que soit l’administration en place, reste le maintien de la puissance américaine, alors que celle-ci semble en déclin face aux ambitions de la Russie et de la Chine. La guerre en Ukraine, qui s’est imposée comme un game-changer à maints égards, a contraint l’administration Biden à conserver une orientation stratégique focalisée sur la compétition de puissances et le maintien de la présence militaire américaine à l’étranger.

“La guerre en Ukraine a contraint l’administration Biden à conserver une orientation stratégique focalisée sur la compétition de puissances et le maintien de la présence militaire américaine à l’étranger”

Joe Biden n’a pas hésité à renforcer les effectifs militaires en Europe orientale après l’invasion russe de l’Ukraine, ainsi qu’en Somalie, revenant sur une décision de son prédécesseur. De même, l’armée américaine a été maintenue en Irak et en Syrie. Le président demeure néanmoins tiraillé par une injonction paradoxale émanant de l’opinion publique américaine, lassée par vingt années de guerres sans fin, qui s’est déclaré majoritairement favorable au retrait des troupes d’Afghanistan en dépit du désastre que cela a pu engendrer.

Deux pistes pour se démarquer

Si Joe Biden désire véritablement se démarquer de Donald Trump, deux pistes s’ouvrent aujourd’hui à lui. En premier lieu, une réforme globale de la politique de défense américaine, qui comporterait notamment une abrogation de la résolution dite Authorization for Use of Military Force of 2001 (AUMF) adoptée par le Congrès américain et devenue loi sept jours après les attentats du 11 septembre, qui octroie depuis lors au président américain l’usage de “la force nécessaire et appropriée” pour lutter contre des groupes ou États terroristes, sachant ce que cette appellation peut avoir d’évolutif au fil du temps et des circonstances.

“Si Joe Biden désire véritablement se démarquer de Donald Trump, deux pistes s’ouvrent aujourd’hui à lui. En premier lieu, une réforme globale de la politique de défense américaine”

C’est plus encore sur la question de la défense de la démocratie que Joe Biden doit affirmer sa différence. Or sur ce point, ses revirements suscitent l’incompréhension de ses plus fervents partisans. À vouloir faire en sorte que “tout change pour que rien ne change”, le président démocrate échouera à réparer la société fracturée dont il a hérité, et ne permettra pas aux États-Unis de fournir une réponse à la hauteur des enjeux globaux.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 04/08/2022.04