Réécrire l’Histoire, une stratégie qui exprime les rivalités de puissance

Les mots ont un sens. En relations internationales, nommer les lieux, les aires géographiques, les localités, dans une langue ou dans une autre, avec un terme plutôt qu’un autre, est un acte lourd de significations en matière de domination culturelle ou territoriale. Il s’agit in fine de la traduction d’une perception de l’Histoire, qui peut avoir des conséquences diplomatiques.

Récemment, l’Iran a ainsi vivement critiqué l’Irak, voisin avec lequel il entretient pourtant d’étroites relations, sur l’appellation d’une compétition régionale de football, baptisée « Coupe du Golfe » lors de  sa création en 1979. Depuis le 6 janvier, la ville de Bassora accueille donc la 25ème édition de la Coupe dite du « Golfe Arabique », ainsi renommée par souci de complaisance envers les pays compétiteurs, qui rassemblent toutes les pétromonarchies arabes du Golfe Persique, plus le Yémen et l’Irak.

Bien qu’il ne participe pas à cette compétition, l’Iran a naturellement pris ombrage de cette dénomination, au point que le ministère des Affaires étrangères iranien a convoqué l’ambassadeur d’Irak à Téhéran pour lui faire part de la « susceptibilité de la grande nation d’Iran sur l’utilisation du nom complet et exact de Golfe Persique ». Téhéran a eu néanmoins le déplaisir de voir que ni le Premier ministre irakien Mohammed Chia al-Soudani, ni Moqtada al-Sadr, chef du mouvement sadriste, n’ont répondu positivement à ses demandes d’excuses.

La querelle pourrait paraître dérisoire, et la susceptibilité mal placée, si elles ne traduisaient pas une réalité géopolitique. Depuis plusieurs décennies, l’usage des termes « Golfe Persique » et « Golfe Arabique » oppose l’Iran et les pays arabes riverains de cette zone stratégique. Il cristallise l’antagonisme croissant entre deux mondes, le monde iranien et le monde arabe, et plus particulièrement entre leurs représentants, l’Iran et l’Arabie Saoudite, depuis 1979.

L’appellation « Golfe Persique » est pourtant attestée depuis la haute Antiquité, et on la retrouve mentionnée notamment dans L’Enquête de l’historien et géographe grec Hérodote, soit dès le Vème siècle avant J.C. Cette zone de près de 1000 kilomètres entre la péninsule arabique et l’Iran a de tous temps été une aire géographique de première importance pour les relations commerciales et les routes de navigation, étant un lieu de passage entre le monde méditerranéen et le monde indien. Mais elle a surtout été l’aire d’expression de l’influence perse depuis le temps des Achéménides,, notamment par le biais de nombreuses vagues de migrations et d’échanges commerciaux. Si le Golfe Persique a donc toujours été la proie des appétits de puissances exogènes – notamment européennes – la découverte au XXème siècle de son potentiel énergétique et économique a considérablement nourri la lutte d’influence entre les pétromonarchies arabes sunnites d’un côté, et l’Iran chiite de l’autre. Le détroit d’Ormuz voit en effet transiter 20 % du trafic maritime mondial et 35 % des échanges énergétiques mondiaux. Les Etats arabes cherchent donc depuis les années 1960 à imposer l’appellation « Golfe Arabique » pour cette zone, afin d’y établir leur influence, quitte à nier une histoire multiséculaire.

L’Iran a plusieurs fois manifesté son désaccord sur l’utilisation du terme « Golfe Arabique ». En 2010, Téhéran avait ainsi prévenu qu’il interdirait son espace aérien aux compagnies utilisant ce terme, et deux ans plus tard, avait exigé de Google qu’il ne laisse pas la zone sans nom dans son service de cartographie en ligne. Preuve de l’importance qu’il accorde à cette aire géographique, l’Iran célèbre chaque année le 30 avril la « journée nationale du Golfe Persique », qui commémore l’expulsion des Portugais du détroit d’Ormuz, en 1622.

En outre, l’appellation hybride « Golfe Arabo-Persique », parfois employée, apparaît dans ce contexte comme une vaine tentative de contenter tout le monde, tout en ne satisfaisant personne. Pour l’Iran, dès lors que le terme usuel, historique et attesté, n’est pas employé comme il se doit, l’usurpation demeure.

La pratique de la réécriture de l’Histoire ou de la réappropriation culturelle ne s’arrête pas qu’aux noms. L’Azerbaïdjan, voisin immédiat de l’Iran dont la terre a longtemps été sous juridiction perse, n’hésite pas à la pratiquer au gré de ses tensions avec Téhéran. Depuis une dizaine d’années, Bakou propose ainsi tous les ans l’inscription de traditions ou objets directement issus du monde iranien sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité établie par l’UNESCO. En l’espèce, traditions et géopolitique s’entremêlent étrangement : sera t-on surpris de voir l’Azerbaïdjan revendiquer la paternité du chovqan, un équivalent du polo propre à la région du Haut-Karabakh, ancien khanat perse que Bakou dispute à l’Arménie et qui est actuellement une pomme de discorde avec Téhéran ?

Dans un contexte particulièrement difficile pour l’Iran, en proie à l’ostracisme international et à la révolte de son peuple, il n’est pas non plus surprenant de voir ses rivaux arabes profiter de sa relative faiblesse pour poursuivre leur compétition de puissances, fusse-ce sur le terrain sportif. En Irak, comme dans les pétromonarchies arabes, les réactions face aux demandes de rectification de l’Iran sur le nom de la Coupe du Golfe ont été largement mitigées. Pour beaucoup en Irak, le dépit de l’Iran provient avant tout du fait que le gouvernement, soucieux de réduire l’influence iranienne, favorise aussi ses bonnes relations avec les pétromonarchies arabes, objectif qui l’amène d’ailleurs à jouer les médiateurs dans les échanges réguliers entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Jusqu’à présent, la lutte idéologique entre les deux camps n’a jamais mené à la guerre ouverte, en dépit de ruptures régulières et de confrontations à fleurets mouchetés, comme en témoigne la controverse irakienne. Mais il peut suffire d’une seule goutte pour faire déborder le vase.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 15/01/2023.