Yémen, 8 ans de guerre inutile

Ce devait être une « Tempête décisive ». En 2015, à peine arrivé au pouvoir, le Prince héritier d’Arabie Saoudite Mohammed Ben Salmane lançait une vaste coalition militaire contre les Houthis au Yémen. Cette organisation chiite, en conflit avec le gouvernement central yéménite depuis le début de la guerre civile en 2014, constituait alors une menace sécuritaire sur la frontière sud du royaume wahhabite, d’autant plus grande que l’Iran, son parrain régional, la soutenait sur le plan logistique et idéologique. Riyad, armée par les meilleures industries de défense du monde – celles de la France et des Etats-Unis en tête – ne pouvait que l’emporter rapidement face à des rebelles issus du pays le plus pauvre du monde arabe, et tel était le récit officiel porté jusqu’à Washington.

Huit ans plus tard, la « Tempête » n’a eu aucun impact décisif sur le mouvement insurrectionnel. La guerre civile s’est muée en affrontement régional entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, qui a équipé les Houthis, ses proxies locaux, en drones de pointe et missiles balistiques d’une sophistication telle qu’ils ont pu frapper sans difficulté les infrastructures pétrolières saoudiennes proches de la capitale. Irrésolue depuis huit ans, la guerre a en revanche détruit la moitié du pays et engendré la plus grave catastrophe humanitaire de ce début de siècle.

On peut s’étonner que l’une des principales puissances du monde arabo-musulman ait été mise en échec si longtemps par une milice, certes soutenue par Téhéran, mais ne disposant pas de l’ampleur des moyens militaires de l’Arabie Saoudite et des Emirats Arabes Unis, son principal allié au sein de la coalition.

La stratégie militaire saoudienne constitue une première erreur qui explique la durée de la guerre. En ne faisant aucune distinction entre frappes civiles et militaires, en multipliant les attaques contre les Yéménites dans l’exercice de leur quotidien – au cours de mariages, ou de funérailles comme en 2016 à Sanaa – les Saoudiens se sont aliénés la population adverse, soumise à un lourd blocus économique et à des massacres qui l’ont naturellement rendue plus sensible au discours présentant les Houthis comme une force de résistance. Cet état de fait a largement facilité le recrutement de volontaires par la milice, certes aussi peu exemplaire que ses adversaires – elle est accusée d’user d’enfants-soldats et d’un gouvernement autoritaire dans les zones qu’elle contrôle – mais s’imposant comme l’une des rares possibilités de survie dans un pays où 23 millions d’habitants souffrent de la faim du fait de la guerre. Ce faisant, les Saoudiens se sont également discrédités sur la scène internationale, notamment aux yeux des Etats-Unis, accusés d’être complices de crimes de guerre. A peine élu, Joe Biden a retiré les Houthis de la liste américaine des organisations terroristes et gelé les ventes d’armes à Riyad.

Bien que mieux équipée, l’Arabie Saoudite par son amateurisme dans la sphère militaire et l’imprécision de ses frappes  – volontaire ou accidentelle, le doute persiste – aura contribué à durcir l’opposition yéménite et à prolonger indéfiniment une guerre extrêmement coûteuse pour ses finances. Entre 2015 et 2019, le conflit aurait coûté plus de 700 milliards de dollars à Riyad, un budget qui n’aura pas été dédié à sa transition économique, contrairement aux objectifs de « MBS » pour son pays.

Seconde erreur de taille, s’attaquer à une organisation soutenue de longue date par l’Iran, nation autrement plus performante que le royaume wahhabite en matière de guérilla par proxy. Téhéran a en effet eu quarante ans pour perfectionner ce type d’affrontement, et surtout le maintenir dans le temps afin d’affaiblir ses adversaires. Le véritable échec de Riyad est d’avoir, en huit ans, permis à une organisation insurrectionnelle de devenir une réelle force militaire et un interlocuteur incontournable pour définir l’avenir du Yémen.

Le bilan saoudien est donc désastreux et dépourvu du moindre bénéfice. L’abdication du président yéménite Abdou Rabou Mansour Hadi jeudi dernier et la passation de pouvoir à un conseil présidentiel, deux jours après l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu de deux mois, sont dès lors apparues comme des tentatives désespérées de la part de l’Arabie Saoudite pour négocier avec les Houthis et tenter d’enrayer le cycle de la violence ouvert en 2015. A cette fin, le royaume prévoit déjà d’user, comme à son habitude, de sa « diplomatie du porte-feuille » : il a déjà promis au gouvernement transitoire, de concert avec les Emirats Arabes Unis, une aide de 3 milliards de dollars, dont un tiers uniquement dédié à renflouer la banque centrale yéménite. Il faudra sans doute changer de stratégie face aux Houthis, qui ont d’ores et déjà dénoncé le nouveau conseil comme illégitime et refusé d’entamer les négociations à Riyad. Veulent-ils seulement la paix ? Il est permis d’en douter, tant le conflit lui-même leur aura permis de gagner en puissance et d’amoindrir l’influence saoudienne dans la région, suivant en cela les objectifs de l’Iran. Par ailleurs, l’association, au sein de ce conseil, de huit membres défendant tous des intérêts divergents quant à l’avenir du Yémen (les uns militant pour la cause saoudienne, quand d’autres rêvent d’un Yémen du Sud indépendant) risque de compromettre la résolution du conflit.

Dans l’affaire, les Etats-Unis brillent par leur absence. Peut-être est-ce pour le mieux. Au-delà des déclarations de principes et des quelques mesures symboliques prises par l’administration Biden au début de son mandat, la politique américaine vis-à-vis du Yémen aura été particulièrement décevante. Ironiquement, toute l’aide matérielle accordée à l’allié saoudien ne lui aura même pas permis de renforcer sa sécurité, comme en témoignent les attaques régulières des Houthis contre les infrastructures de Saudi Aramco. L’ancienne « Arabie heureuse », sacrifiée depuis huit ans sur l’autel de la rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, ne pourra voir la fin du conflit qui la déchire que si des concessions sont faites par l’ensemble des belligérants. C’est dire si cette issue appartient encore à un avenir incertain.

Huit ans de martyre, sacrifié sur l’autel de la rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 17/04/2022.