Algérie-Maroc, le point de non-retour ?

Le 24 août dernier, Alger annonçait, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, la rupture totale des relations bilatérales avec le Maroc, après que des incendies de forêt criminels aient ravagé la Kabylie au début du mois d’août, causant la mort de 90 personnes, dont 33 militaires.

1963, les débuts d’une longue crise de confiance

Pour comprendre la récente aggravation des relations entre Alger et Rabat, il faut dérouler le fil de la longue crise de confiance entre le Maroc et l’Algérie en remontant plusieurs dizaines d’années en arrière. La guerre des Sables, durant l’automne 1963, court conflit frontalier post-indépendance algérienne, a engendré de graves tensions entre les voisins. Considérant les agissements du Maroc comme une trahison, l’Algérie a alors soutenu le Front Polisario, organisation indépendantiste sahraouie, dans sa lutte contre le Maroc pour le contrôle du Sahara occidental. Malgré ce soutien, le Maroc est parvenu à s’emparer de ce territoire prisé pour sa position stratégique et son fort potentiel économique et énergétique, et a, en 1976, décidé de rompre les relations diplomatiques avec l’Algérie.

“La guerre des Sables, durant l’automne 1963, court conflit frontalier post-indépendance algérienne, a engendré de graves tensions entre les voisins. Considérant les agissements du Maroc comme une trahison, l’Algérie a alors soutenu le Front Polisario”

À la suite d’une attaque terroriste à Marrakech en 1994 et des accusations du Maroc sur le rôle joué par l’Algérie dans cet attentat, ainsi que de la décision de Rabat d’imposer un visa aux ressortissants algériens, l’Algérie a unilatéralement décidé de fermer ses frontières avec le Maroc et de cesser toute exportation de produits marocains vers l’Algérie. Depuis lors, le roi Mohammed VI a demandé à de nombreuses reprises la réouverture des frontières, en vain. Toutefois, au vu de la grande proximité entre les peuples algérien et marocain, les frontières ont pu rester ouvertes pour les flux de touristes intra-Maghreb et le transport de gaz algérien à travers le Maroc vers l’Espagne. Derrière cette lutte dans la délimitation des frontières se cache une concurrence rude pour l’influence territoriale, chaque pays estimant posséder la légitimité pour être LA grande puissance régionale. Depuis la réintégration du Maroc dans l’Union africaine en 2017, quittée en 1984, les craintes algériennes concernant le projet de Rabat pour un “Grand Maroc” sont plus fortes que jamais.

Maroc-Algérie, les différences de stratégie politique

Malgré une religion islamique et une culture arabe communes, il semble que les points communs entre ces deux pays s’arrêtent là. L’Algérie a pour réputation d’être un pays révolutionnaire et de tradition socialiste. Amilcar Cabral, héros de la lutte pour l’indépendance bissau-guinéenne, surnommant l’Algérie la “Mecque des révolutionnaires”, a déclaré lors d’une conférence à Alger en 1968 que “les musulmans vont en pèlerinage à La Mecque, les chrétiens au Vatican et les mouvements de libération nationale à Alger”. Face à une Algérie rebelle et ancrée dans une idéologie progressiste, le Maroc apparaît quant à lui pro-occidental et socialement très inégalitaire. En effet, le Maroc semble de toute évidence avoir tourné le dos à ses partenaires du Maghreb pour miser sur les relations avec l’Europe, les États-Unis et l’Afrique subsaharienne.

“Face à une Algérie rebelle et ancrée dans une idéologie progressiste, le Maroc apparaît quant à lui pro-occidental et socialement très inégalitaire”

Par ailleurs, la présence d’Israël à la frontière d’une Algérie fermement pro-palestinienne, suite à la normalisation des relations entre Israël et le Maroc en échange de la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara occidental, actée en décembre 2020 sous l’administration Trump, a permis de confirmer dans l’esprit de tous, le choix diplomatique fait par le Maroc. L’activisme diplomatique du Maroc sur la scène internationale, motivé par son envie d’accroître son influence politique et économique régionale, est désormais explicite, et tous les moyens semblent bons pour y parvenir.

Maroc, du statut de rival à celui d’ennemi

Durant l’été 2021, deux événements ont empiré la situation entre les deux pays. L’indignation d’Alger est montée d’un cran en juillet 2021 lorsque le scandale Pegasus a éclaté. Pour rappel, 6 000 numéros de téléphone algériens, et notamment ceux des fonctionnaires et hauts gradés algériens, auraient été espionnés par le Maroc grâce à l’utilisation du logiciel israélien Pegasus, confirmant un peu plus la profondeur de la coopération entre Israël et le Maroc. À la mi-juillet, des échanges houleux avaient eu lieu lors d’une conférence virtuelle des pays non alignés, entre le ministre algérien des Affaires étrangères et l’ambassadeur du Maroc auprès des Nations unies. Ce dernier avait interpellé l’Algérie sur la nécessité de reconnaître le droit à l’autodétermination de la Kabylie.

“6 000 numéros de téléphone algériens, et notamment ceux des fonctionnaires et hauts gradés algériens, auraient été espionnés par le Maroc grâce à l’utilisation du logiciel israélien Pegasus, confirmant un peu plus la profondeur de la coopération entre Israël et le Maroc”

Le brasier ainsi préparé a réellement pris au mois d’août, après que de violents incendies aient détruit une partie des terres kabyles. L’Algérie soutient que des dizaines d’incendies auraient été déclenchées en même temps et auraient donc une origine criminelle. Alger pointe du doigt le MAK (Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie), organisme déclaré terroriste et soutenue par nul autre que le Maroc. Niant les accusations en bloc, le Maroc a même proposé à l’Algérie d’envoyer deux de ses avions Canadair pour lutter contre les incendies, cette dernière étant dépourvue de flotte anti-incendie, qui a fermement rejeté l’offre. Aux yeux des dirigeants algériens, l’implication du Maroc dans les feux meurtriers a fait passer le Maroc du statut de rival à celui d’ennemi.

L’Algérie, perdante de ce jeu économique à somme nulle

Sur le plan humain, le déchirement est bel et bien là, au vu du nombre de Marocains vivant en Algérie et d’Algériens vivant au Maroc. Les diasporas marocaine et algérienne sont prises en otage et n’ont pas droit au chapitre. Sur le plan économique et commercial, bien que le volume des échanges ait été fortement réduit ces dernières années en raison de l’aggravation des relations entre les deux pays, les conséquences sont désastreuses autant pour l’Algérie que le Maroc.

Du côté du Maroc, la rupture brutale des relations diplomatiques, et donc économiques avec l’Algérie, signifie la non-reconduction de l’accord de transit MEG (Maghreb-Europe Gas) en octobre prochain, et donc un manque à gagner considérable pour le royaume chérifien qui perçoit des taxes de transit et ponctionne 7 % du total de gaz transporté pour sa consommation intérieure. Après l’annonce de rupture des relations, le ministre algérien de l’Énergie a entrepris de rassurer les autorités espagnoles sur la continuité de l’approvisionnement gazier.

“La rupture brutale des relations avec l’Algérie signifie la non-reconduction de l’accord de transit MEG (Maghreb-Europe Gas) et donc un manque à gagner considérable pour le royaume chérifien qui perçoit des taxes de transit et ponctionne 7 % du total de gaz transporté pour sa consommation intérieure”

Cependant, malgré ce ton rassurant, il est certain que les relations économiques avec l’extérieur en pâtissent en raison de la tension permanente entre les deux pays qui ne rassure pas les partenaires européens. L’Algérie ressort également perdante de ce jeu à somme nulle. Malgré le signal envoyé d’un retour sur la scène internationale après des années d’absence, l’Algérie est indéniablement mise à mal d’un point de vue économique par la chute du prix du baril de pétrole depuis 2014 et la future perte de revenus relatifs au gazoduc, et d’un point de vue politique depuis l’émergence du Hirak en février 2019, mouvement pacifique revendiquant une transition démocratique. Alger doit donc gérer de front à la fois la crise de la Covid-19, la contestation croissante de sa population au bord de l’implosion, auxquelles s’ajoutent les menaces terroristes sur ses frontières avec la Libye, le Niger et le Mali.

Bien que les relations entre les deux pays aient toujours été hi07storiquement houleuses, les tensions observées atteignent un niveau jamais atteint, augurant ainsi d’une rupture profonde et durable entre Alger et Rabat. Même si la confrontation militaire ne semble pas à l’ordre du jour, ce regain de tension ne manquera pas de détourner l’attention des deux pays des réels enjeux économiques, politiques et sécuritaires.

Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 07/09/2021.