Entre l’Iran et l’Occident, une guerre des nerfs en faveur de Téhéran

Depuis les dernières négociations sur le nucléaire iranien en juin, l’élection présidentielle en Iran et la constitution de la nouvelle administration ont justifié un ajournement des discussions. Pourtant, en dépit des déclarations rassurantes des officiels iraniens sur leur reprise prochaine, la stagnation perdure. Avec la visite de Josep Borrel à Téhéran le 14 octobre dernier, et l’espoir de poursuivre les échanges avec l’Iran à Bruxelles, les Européens manifestent un activisme diplomatique qui témoigne de leur fébrilité vis-à-vis de l’avenir du traité, et des intentions des Américains en cas d’échec de la diplomatie.

Nul ne peut en effet ignorer que, si le JCPoA reste pour l’heure dans l’impasse, la maîtrise de la technologie nucléaire par les Iraniens, elle, est loin de connaître le même sort, enterrant chaque jour plus profondément tout espoir d’une résurrection de l’accord de Vienne dans ses termes initiaux.

Certes, fin septembre, l’Iran avait fait preuve de bonne volonté avec l’AIEA, qui estimait ses capacités de surveillance « sérieusement compromises », en acceptant le remplacement de cartes mémoire dans les caméras de surveillance installées sur certains sites nucléaires.

Mais le  9 octobre, il annonçait disposer de 120 kg d’uranium enrichi à 20%, soit presque 40 kilos de plus que lors des dernières estimations fin août. Trois mois plus tôt, ce stock atteignait à peine plus de la moitié de ce chiffre. En avril, celui de l’uranium enrichi à 60% était de 10 kilos. Téhéran se rapproche donc « plus vite que prévu » du seuil jugé critique des 250 kilos d’uranium enrichi, selon les propres termes du chef de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. L’AIEA elle-même confirme ce qui est loin d’être une vantardise : de douze mois pour obtenir une bombe en enrichissant de l’uranium à 90%, l’Iran ne se trouve plus qu’à un petit mois de ce potentiel. En outre, depuis fin 2019, le nombre des centrifugeuses iraniennes a été déplafonné, passant de 5060 en 2015 à 6400 début 2021, dont des modèles plus récents de type IR-9.

En affichant sa capacité à produire un arsenal militaire nucléaire en quelques semaines, l’Iran joue t-il néanmoins un jeu dangereux ? En effet, l’impatience paraît gagner du terrain à Washington, et surtout à Tel-Aviv.  Antony Blinken a dénoncé « le manque de volonté iranienne pour dialoguer ». Les faucons israéliens se montrent plus vindicatifs en réclamant l’abandon de la diplomatie pour « un plan B alternatif », à savoir la solution militaire qu’ils mettent discrètement en œuvre en multipliant les attaques contre l’Iran depuis 2020. Washington a voulu les rassurer sur ce point, en promettant d’envisager « toutes les options » si la diplomatie échouait.

Mais la stratégie de l’Iran repose de longue date sur un objectif : l’inversion du rapport de forces. Ses attentes, et une forme de calendrier, ont été clairement rappelées par le ministre des Affaires étrangères iranien Hossein Amir Abdollahian le 17 octobre devant le Parlement : aucune négociation ne reprendra sans une levée préalable des sanctions américaines. A charge pour les Etats-Unis de faire le premier pas, et cette exigence ne saurait être une preuve de « mauvaise volonté » de la part d’un pays lésé, comme l’Iran l’a été depuis mai 2018. En l’attente, Téhéran poursuit le développement de son programme nucléaire, et malgré l’urgence, cette avancée technologique semble pétrifier les Occidentaux. Ni les Etats-Unis, pourtant responsables de la suspension du JCPoA, ni les Européens, certes toujours signataires de l’accord mais inaptes à soutenir leur partenaire iranien face aux sanctions américaines, ne se montrent proactifs, laissant l’Iran seul maître des horloges.

Plusieurs éléments contextuels lui permettent par ailleurs de relativiser la menace d’une intervention militaire. Imagine t-on que Washington ordonnerait un déploiement massif de troupes en Iran, après l’échec et le retrait honteux subis en Afghanistan ? En dépit des liens avec Israël, cette option apparaît peu vraisemblable au regard du désengagement global que les Américains opèrent désormais au Moyen-Orient.

Par ailleurs, les conséquences du retour des talibans à Kaboul, notamment le sort des milliers de réfugiés afghans, restent une menace majeure pour la sécurité des Européens pourtant largement passée sous silence. L’Iran, qui accueille déjà sur son sol près de quatre millions d’Afghans, représente la seule puissance régionale pouvant permettre d’éviter une catastrophe humanitaire, donc un partenaire incontournable pour contrôler la situation.

Enfin, la République islamique se montre moins dépendante des exigences occidentales en renforçant ses bonnes relations, économiques et diplomatiques, avec ses voisins, qu’ils soient en Asie – ses partenariats économiques avec la Russie et la Chine, mais aussi son adhésion à l’Organisation de coopération de Shanghaï en juillet dernier, le prouvent – ou dans le Golfe Persique. Si Téhéran a repris cette année ses tentatives de rapprochement avec l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis, c’est bien dans l’optique de les rassurer sur ses intentions et de les éloigner de la position maximaliste israélo-américaine, qu’ils soutiennent pourtant de longue date. Dans la lignée de la conférence de Bagdad sur la sécurité, les Européens, notamment la France, devraient d’ailleurs encourager ce dialogue inter-régional pour obtenir une désescalade des tensions.

Fort de son avancée technologique, de sa position géopolitique et des déconvenues diplomatiques des Etats-Unis, l’Iran déploie donc une stratégie plus bénéfique qu’hasardeuse. En usant les nerfs des Occidentaux et surtout des Américains, inquiets d’obtenir au moins une victoire diplomatique après le fiasco afghan, Ebrahim Raïssi fait le pari de réduire leurs marges de manœuvre et de leur imposer les seuls préconditions acceptables à ses yeux : la levée intégrale des sanctions et une garantie de non-retrait de l’accord pour les Etats-Unis, afin de rétablir l’équilibre de l’économie iranienne. Lui qui a fait campagne sur sa capacité à faire mieux que l’administration Rohani pourrait même envisager de négocier sur des bases neuves, sans reprendre le travail de son prédécesseur.

Si d’aventure un nouvel accord plus avantageux voyait le jour, strictement concentré sur la question nucléaire à l’exclusion de toutes celles relatives à son influence régionale ou à son programme balistique, on mesure alors le prestige qu’en tirerait l’Iran, puissance régionale et diplomatique respectée, et donc l’administration Raïssi, qui a fait de la résistance aux pressions occidentales la base de toute sa stratégie politique, et de sa légitimité.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 24/10/2021.