La difficile neutralité de l’Arménie face à la crise ukrainienne

Le chaos ukrainien inquiète légitimement tous les pays indépendants issus de l’ancien monde soviétique, dans le Caucase plus que partout ailleurs. Rares sont ceux qui se sont franchement exprimés en soutien à l’offensive décidée par Vladimir Poutine. Certains, comme l’Arménie, ont opté pour une prudente neutralité, pour de multiples raisons géostratégiques.

En effet, sortie meurtrie du dernier conflit au Haut-Karabakh qui l’a opposée à l’Azerbaïdjan en novembre 2020, l’Arménie a perdu près de 75% du territoire de l’enclave qu’elle contrôlait, repassé sous domination azérie. Cette défaite a entamé son poids géopolitique dans la région au profit de la Russie, garante de la sécurité de la zone avec le déploiement d’une force de maintien de la paix de 2500 hommes. Erevan s’est retrouvée de ce fait tributaire de la puissance russe, qui protège les Arméniens du Haut-Karabakh, mais sécurise aussi la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, théâtre d’affrontements récurrents depuis trois décennies, et la frontière avec la Turquie.

Alors qu’elle était déjà étroitement liée à la Russie par son appartenance à l’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC), son principal traité de coopération, et par une présence militaire russe importante sur son territoire (avec l’aéroport militaire de Erevan et la base de Gioumri), cet état de fait a naturellement accru la dépendance de l’Arménie à son ancienne tutelle soviétique. Or, ceci l’oblige aujourd’hui à un délicat exercice d’équilibre, compte tenu de sa proximité avec les Occidentaux. Dans l’optique d’accéder à des financements significatifs dédiées à la modernisation de ses institutions et de son économie, l’Arménie a patiemment développé sa coopération avec l’OTAN à travers les plans d’action individuels pour le partenariat (IPAP), dont le premier date de 2005, ainsi qu’avec l’Union européenne. Elle est ainsi membre de l’initiative de partenariat oriental de l’Union et a signé avec les Vingt-Sept un accord de partenariat global et renforcé en 2017. Elle a enfin initié un dialogue stratégique directement avec les Etats-Unis en 2019.

Le peuple arménien, s’il s’est montré ému et solidaire du sort des Ukrainiens, a pour sa part très peu manifesté, et pour cause. Il garde en effet une rancune tenace envers Kiev, soutien politique et militaire de l’Azerbaïdjan auquel elle est soupçonnée d’avoir fourni des armes chimiques, du phosphore blanc qui aurait été utilisé contre l’Arménie lors du conflit dans le Haut-Karabakh. Volodymyr Zelensky a formellement démenti une telle accusation, sans convaincre une population facilement séduite par les discours nationalistes et les campagnes de désinformation russes. La Russie reste pourtant l’un des principaux soutiens militaires de Bakou et lui aurait fourni près de 60% de ses équipements militaires entre 2011 et 2020, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, quand l’Ukraine n’en aurait guère fourni que 1%. Pour autant, sans avoir pu délibérément prendre fait et cause pour l’Ukraine, l’Arménie ne peut totalement se détourner d’un conflit qui menace 400 000 de ses ressortissants résidant dans le pays. Si les autorités arméniennes ignorent combien d’entre eux ont dû fuir les combats, elles ont déjà annoncé leur volonté d’accueillir des réfugiés russes, biélorusses et ukrainiens, en plus de leurs propres compatriotes.

Pour beaucoup en Arménie, le silence reste donc l’option stratégique la plus pertinente. Cependant, face au risque de s’isoler du camp occidental, il n’est pas certain qu’elle puisse conserver longtemps une telle neutralité. Préférant temporiser, elle n’est donc pas allée plus loin dans son soutien à la Russie et s’est gardée de reconnaître l’indépendance des républiques séparatistes du Donbass, craignant naturellement un scénario similaire dans l’enclave de l’Artsakh. Pour autant, le Kremlin lui demandera sans doute des preuves de sa loyauté, notamment dans son effort pour contourner les sanctions occidentales et trouver des alternatives au sein de sa propre sphère d’influence. Ce faisant, et dans l’hypothèse où la Russie sortirait victorieuse du conflit ukrainien, l’autre risque pour l’Arménie sera de se retrouver à nouveau prisonnière du joug russe comme au temps de l’Union soviétique.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 13/03/2022.