Bientôt la séparation entre clergé et État iranien ?

Fondée en 1979, la République islamique tenait alors sa légitimité de deux sources : l’expression populaire, obtenue via les élections, et l’influence politique et idéologique du clergé chiite. Depuis les élections contestées de 2009 et le Mouvement vert qui a suivi, le soutien populaire au régime a suivi un inexorable effritement. Le taux d’abstention record qui a été relevé lors des dernières élections présidentielles de juin 2021 confirmait la prise de conscience des Iraniens, quels que soient leur classe sociale, leur genre, leur communauté ethnique ou leur lieu de résidence, de l’inutilité de leur vote pour peser sur les orientations politiques et sociales de leur gouvernement. De fait, l’administration Raïssi a été la plus mal élue depuis quatre décennies, et donc la plus illégitime à la tête de l’Iran. Le Mouvement “Femme, Vie, Liberté” qui secoue le pays depuis trois mois, est la traduction quotidienne et violente de ce rejet massif et populaire. Ce premier pilier de stabilité de la République islamique est donc en cours d’effondrement, tandis que le second pilier conférant sa légitimité au régime menace également de se lézarder.

Les critiques du clergé chiite envers l’Etat iranien

Relativement silencieux au début des manifestations de l’automne 2022, le clergé chiite critique désormais publiquement la violence de la répression, et surtout la surdité des autorités face aux revendications du peuple iranien. Si certains clercs se sont exprimés à titre individuel – et ont subi pour cela les représailles du régime – les critiques semblent aujourd’hui collégiales et émanent du séminaire du Qom, qui abrite les autorités chiites les plus respectées du pays. La chose est suffisamment rare pour être soulignée, car elle semble dénoter un début de rupture entre le clergé et l’État iranien.

“La chose est suffisamment rare pour être soulignée, car elle semble dénoter un début de rupture entre le clergé et l’État iranien”

Le virage radical des autorités iraniennes face aux manifestations, et notamment les exécutions de Mohen Shekari et Majidreza Rahnavard, 23 ans tous deux, ont contribué à cette évolution. Arrêtés lors des manifestations et traduits devant un tribunal révolutionnaire pour avoir attaqué et tué des membres de la force paramilitaire Bassidj à Téhéran, ces deux jeunes hommes ont été reconnus coupables du crime de “moharebeh”, et exécutés par pendaison en conséquence. L’ambiguïté de ce terme persan, dont la traduction varie de “guerre contre Dieu” à “haine contre Dieu” en passant par “guerre contre l’État et Dieu”, ouvre la voie à une multiplicité d’interprétations : désigne-t-il le blasphème, ou encore l’action violente par les armes ? Introduit dans le Code pénal iranien à l’article 279, moharebeh désigne en effet le simple fait de dégainer une arme dans l’intention d’attenter à la vie, à la propriété ou à l’honneur des personnes visées, de les intimider ou de créer un climat d’insécurité. Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au meurtre pour être qualifié de moharebeh. Brandir une arme blanche ou à feu peut suffire. Mohsen Shekari a précisément été condamné pour ce motif. Toujours est-il que ceux qui en sont jugés coupables portent le qualificatif plus simple d’“ennemi de Dieu”.

L’application du Code pénale de plus en plus critiquée

Aujourd’hui, les clercs chiites estiment que l’interprétation “extrémiste” du terme ‘moharebeh’ comme base légale pour formuler les condamnations à mort est un signe supplémentaire de l’illégitimité du régime. Très vite après l’exécution de Mohsen Sehakri, d’éminents ayatollahs de Qom, ont rappelé “qu’il existait une définition très clair du terme moharebeh dans la jurisprudence islamique, à savoir utiliser une arme dans le but de terroriser la population et de faire la guerre contre Dieu et le Prophète.” Impossible de considérer ainsi l’ensemble des manifestants iraniens comme des moharebeh car, “lorsqu’un individu proteste contre le statu quo et que les forces de l’ordre l’en empêchent, il ne fait pourtant que défendre ses droits”. Certains rappellent que pour l’Ayatollah Khomeini lui-même, en cas d’absence de meurtre ou de vol, la condamnation à mort est inique, et l’exil une sentence suffisante. Les critiques se sont par ailleurs étendues aux compétences des juges, estimés inaptes à formuler une interprétation correcte et donc à rendre une sentence adaptée.

“Les clercs ne sont pas dupes des manœuvres du régime, dont les interprétations abusives du Code pénal font partie, au même titre que les milices, de son arsenal répressif”

Au-delà de la querelle jurisprudentielle, les clercs ne sont pas dupes des manœuvres du régime, dont les interprétations abusives du Code pénal font partie, au même titre que les milices, de son arsenal répressif. En outre, le crime de moharebeh comporte une nature politique et a toujours servi à réprimer la dissidence en Iran. En tant que théocratie, donc émanation de Dieu sur Terre, la République islamique considère en effet toute critique ou manifestation visant sa réforme, ou son abolition, comme une guerre engagée contre Dieu. D’emblée, le simple droit de manifester, pourtant une liberté politique fondamentale y compris en Iran, peut donc s’apparenter au blasphème, voire au terrorisme. Aucune défense indépendante n’est accordée aux militants politiques accusés, dont les aveux sont souvent obtenus sous la torture, pas plus que le droit de faire appel de la décision du tribunal. Les Kurdes, notamment en 2018, et d’autres groupes ethniques ont déjà fait les frais de cette procédure expéditive.

Le clergé chiite soucieux de ses propres intérêts

Pour autant, le clergé chiite iranien demeure divisé face aux événements et au régime. Fin décembre, les plus critiques étaient encore à mots couverts sommés par leur hiérarchie de se taire, au risque d’être écartés ou assignés à résidence. Mais les mollahs se savent aussi très fragiles face à la vindicte populaire. L’islam recule en Iran, au profit des anciennes traditions de la Perse pré-islamique, dont le zoroastrisme est emblématique. L’intensification de la violence d’État et des sentences jugées illégitimes ne peuvent qu’accroître le rejet des Iraniens à leur égard – cet automne, les manifestants s’en sont également pris aux clercs croisés dans les rues en leur ôtant symboliquement leur turban. Chose nouvelle, ce malaise croissant chez les religieux iraniens s’est propagé aussi à Nadjaf, où réside l’ayatollah Al-Sistani, autorité suprême du chiisme en Irak et représentant de la ligne “quiétiste” [qui prône le retrait des religieux de l’action politique directe, ndlr]. L’entourage du clerc a confirmé son découragement de voir le régime iranien refuser d’évoluer et d’entendre les préoccupations du peuple en Iran. Par instinct de survie et de manière à assurer leur cohabitation avec une population qui les déteste, les clercs chiites iraniens ont donc tout intérêt à prendre le parti du peuple.

Les mollahs se savent aussi très fragiles face à la vindicte populaire. L’islam recule en Iran, au profit des anciennes traditions de la Perse pré-islamique, dont le zoroastrisme est emblématique

D’anciens parlementaires réformateurs comme Hossein Ansari Rad ont adressé par courrier à Ebrahim Raïssi de vives critiques sur la gouvernance du guide suprême Ali Khamenei, prévenant que si la République islamique, déjà défaillante sur les plans économiques, politiques, sociaux et culturels, persistait dans la violence et ignorait les revendications du peuple iranien, c’était tout le pays qui allait exploser. Le fait que le clergé s’aligne sur une position semblable et revendique son indépendance peut être perçu comme le signe annonciateur d’un changement en Iran. En perdant sa dernière base idéologique, le régime ne pourra qu’être contraint aux réformes ou, s’il en est incapable, à la disparition, pour laisser advenir une autre forme de gouvernement, vraisemblablement débarrassée de l’omniprésence religieuse.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 25/01/2023.