Les spéculations sur la nature des contreparties militaires de la Russie allouées à l’Iran allaient bon train depuis décembre dernier, au point d’inquiéter les services de renseignements américains. Aujourd’hui, les précisions sont là : l’Iran devrait recevoir près de 24 avions de chasse Sukhoï-35 « très rapidement après le début de l’année », d’après un parlementaire iranien membre de la Commission des Affaires étrangères et de la sécurité nationale iranienne. Pour rappel, le Nouvel An est célébré en Iran le premier jour du printemps. On peut donc légitimement en conclure que cette livraison d’avions se ferait, au moins en partie, dans les trois mois à venir. La presse iranienne a unanimement jugé cet apport comme salutaire pour renforcer une flotte aérienne largement obsolète, et pour les médias les plus conservateurs, « ce sera un cauchemar pour l’Amérique et Israël ».
La coopération russo-iranienne répond à deux objectifs. L’un d’entre eux est naturellement militaire. L’armée iranienne, bien que très efficace en matière d’infanterie et de cyber-sécurité, dispose encore en partie d’équipements désuets. Quatre décennies de sanctions américaines ont en effet rendu les contrats d’armements entre l’Iran et des pays tiers pratiquement impossible. L’armée de l’air iranienne en particulier use encore d’avions américains datant d’avant 1979, ainsi que d’avions de chasse russes MIG-29 acquis au début des années 1990. Pour autant, ces trente dernières années, le budget de l’Iran en matière de défense a suivi une courbe exponentielle, que ce soit en part du PIB ou en dépenses publiques, de manière à développer sa propre industrie de défense et à mettre au point des programmes « nationaux », comme celui des missiles balistiques et des drones de pointe qui fait aujourd’hui référence dans tout le Moyen-Orient.
Fournis à la Russie dans le cadre de son engagement militaire en Ukraine, les drones iraniens ont donc vraisemblablement été une monnaie d’échange utile, permettant aujourd’hui à l’Iran d’acquérir les Sukhoï-35 russes, ainsi que 12 installations du système de défense anti-aérien S-400. En août 2022, d’après les médias britanniques, la Russie aurait déjà compensé l’Iran pour son soutien à hauteur de 151,5 millions de dollars, et en lui fournissant des armes saisies aux Occidentaux sur le front ukrainien. En dépit des dénégations du chef de l’armée de l’air iranienne, cela semble cohérent avec une des hypothèses évoquées sur la nature des contreparties russes, à savoir la fourniture à l’Iran d’armes saisies aux armées de l’OTAN afin d’en produire des copies, et ce d’autant plus que Téhéran a acquis en matière de rétro-ingénierie un excellent savoir-faire en raison de son isolement international. Selon toute vraisemblance, l’Iran cherchera donc à conserver son soutien militaire à la Russie dans le but de sécuriser ses fournitures d’armements et d’améliorer ses capacités opérationnelles pour assurer sa sécurité.
Car l’autre objectif de la coopération russo-iranienne répond à des impératifs politiques et géopolitiques. En effet, la suspension de facto de l’application du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), en relançant le programme nucléaire iranien, a suscité beaucoup d’agitation parmi les voisins de l’Iran au Moyen-Orient, Israël en premier lieu. L’Etat hébreu, qui n’avait de toute façon jamais soutenu l’accord, réclame de longue date une interdiction pure et simple de toute activité nucléaire pour l’Iran, en dépit de l’atteinte que cela portera à sa souveraineté nationale. Constatant l’inaction de la communauté internationale et de l’AIEA en la matière depuis 2018, Israël poursuit donc son propre agenda et entretient avec Téhéran une « guerre de l’ombre » faite d’assassinats de personnalités iraniennes liées à son développement nucléaire, et de frappes ciblées sur ses sites stratégiques comme les centrales de Natanz et de Fordow.
Aujourd’hui, Israël est donc engagé dans une course contre la montre, puisque l’Iran est depuis l’été dernier un « Etat du seuil », procédant actuellement à l’enrichissement à 60° de l’uranium, et parfaitement en mesure de porter ce stock à 95° en quelques semaines. Equipé d’un matériel russe, Téhéran pourra ainsi protéger ses installations sensibles de toutes frappes extérieures, notamment israéliennes, en rendant son espace aérien impénétrable ou du moins difficile.
Cette course à l’armement reste néanmoins très inquiétante pour la stabilité régionale. Elle risque en effet de susciter une surenchère du côté de l’Etat hébreu, qui n’a guère que six mois devant lui pour agir avant que toute opération militaire contre l’Iran ne devienne irréalisable ou trop couteuse. Or, toute frappe israélienne d’ampleur suscitera une réaction de Téhéran via ses proxy régionaux. Les conséquences de cette escalade iront bien au-delà des deux belligérants et entraîneraient le Moyen-Orient dans une guerre globale.
Le seul moyen de prévenir une telle éventualité demeure, encore et toujours, un accord renouvelé sur le nucléaire iranien, dont les négociations étaient sur le point d’aboutir l’été dernier. Pour l’heure, l’absence d’un tel garde-fou autorise l’escalade militaire, avec un risque évident de dérapage aux conséquences désastreuses. L’activisme de l’Iran aux côtés de la Russie, outre qu’il lui permet de renforcer sa sécurité, se veut donc également un moyen de pression sur l’Occident pour conclure un accord nucléaire. Car l’enjeu du régime iranien, qui se sait d’ores et déjà condamné à terme, est à minima d’obtenir une levée des sanctions et le retour des actifs iraniens bloqués à l’étranger, afin d’apaiser une population iranienne en révolte du fait d’une économie en ruine. A Téhéran, la politique du « regard tourné vers l’Est » est en effet de plus en plus critiquée, compte tenu du manque de fiabilité de la Chine et de l’isolement de la Russie, devenue tigre de papier que même ses alliés d’Asie centrale dédaignent.
Pour répondre aux besoins économiques et sociaux de l’Iran, la diversification des alliances est donc indispensable. Pour éviter la guerre au Moyen-Orient, le JCPoA, qui a donné la preuve de son efficacité en matière de non-prolifération nucléaire durant ses trois années d’existence, est incontournable. L’Iran a récemment envoyé des délégations auprès des signataires européens pour signifier sa volonté de ratifier la dernière version de l’accord. Pour les Occidentaux, le dilemme est désormais cornélien : refuser pourra entraînera à terme la chute du régime iranien, mais générera un chaos généralisé en Iran et une forte déstabilisation régionale. Accepter pourra apparaître comme un soutien tacite à la République islamique, mais aura le mérite outre de soulager quelque peu la population iranienne d’écarter les menaces de guerre. A ce jour, les intentions occidentales demeurent inconnues.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 22/01/2023.