Dans le chaos libyen, un choix cornélien entre le compromis ou la guerre ouverte

Alors que le bourbier perdure depuis six ans, les bruits de bottes se sont intensifiés ces dernières semaines en Libye. La séquence débutée en janvier dernier avec la contre-offensive menée par la Turquie en soutien au Gouvernement d’union nationale de Fayez Al-Sarraj, contre les forces du maréchal Haftar soutenu notamment par l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, se trouve aujourd’hui à un point de basculement particulièrement critique. Celui-ci se cristallise autour des bastions pro-Haftar dans l’est libyen, Syrte et Al-Joufra, verrous stratégiques de l’accès au « croissant pétrolier » de la région.

A la différence des forces pro-Haftar, qui observent autant que possible un engagement discret aux côtés du maréchal – ainsi avec la participation des paramilitaires du groupe Wagner, une société militaire privée russe « sous-traitant » également pour les Emirats – la Turquie a opté pour un interventionnisme assumé, validé dès janvier par un vote du Parlement favorable à l’envoi rapide de troupes et de moyens techniques renforcés, qui a permis au GNA une reconquête fulgurante de plusieurs territoires contrôlés jusqu’alors par les forces d’Haftar. .

Conséquence de cette avancée, l’enjeu principal des belligérants se concentre désormais sur le contrôle de l’est. Syrte est ainsi l’une des portes d’entrée de ce « croissant pétrolier » et sert également de base arrière aux forces d’Haftar. Si cette zone est encore sous contrôle de l’Armée Nationale Libyenne et des mercenaires russes, et en attente de renforts, Al-Joufra, importante base aérienne, se trouve actuellement sous la menace directe des troupes du GNA.

Le contrôle de cette zone, source de précieux revenus pétroliers, a justifié des deux côtés l’intensification des combats ces huit derniers mois. Les forces pro-Haftar avaient ainsi imposé un blocus sur les exportations pétrolières en janvier, accusant le GNA d’user des recettes pétrolières pour financer l’intervention turque. L’exploitation pétrolière libyenne s’est trouvée ainsi doublement frappée par une division par dix de sa production quotidienne (100 000 barils par jour contre un million avant le blocus) en plus de la baisse des cours mondiaux. Cela n’a pourtant pas empêché le recul de la coalition pro-Haftar. Galvanisé par ses victoires des huit derniers mois et persuadé désormais qu’une victoire totale est possible, le gouvernement de Tripoli a d’ailleurs durci ses exigences envers le maréchal, en demandant comme préalable à tout cessez-le-feu l’abandon pur et simple de ses bastions orientaux.

Aujourd’hui, alors que la Turquie semble pourtant hésiter à lancer une offensive dans cette zone, l’Egypte s’est un peu plus engagée dans l’éventualité d’une guerre. Le Parlement égyptien a ainsi autorisé le 20 juillet dernier l’envoi de troupes à l’extérieur du pays pour « protéger la sécurité nationale contre des milices armées et des éléments terroristes étrangers » et plus particulièrement « sur la frontière ouest ». Pour donner un semblant de légitimité à cette éventuelle ingérence étrangère, Le Caire a pu compter sur le soutien du Parlement de Tobrouk, qui a officiellement demandé l’intervention de l’Egypte dès le 13 juillet, ainsi que sur l’appel de chefs tribaux de l’est libyen. Toute avancée des forces turques dans le centre et l’est de la Libye serait ainsi considérée par Le Caire comme le franchissement d’une « ligne rouge » justifiant l’envoi de ses troupes. En réponse, le gouvernement de Tripoli à dénoncé cette décision comme « illégale » et comme « un acte d’hostilité et une ingérence directe, équivalant à une déclaration de guerre. »

A ce stade, la désescalade devrait être la seule voie envisagée pour éviter le basculement de la Libye dans une guerre totale. Mais est-elle seulement envisageable, quand chaque camp reste malheureusement campé sur sa stratégie ?

Ainsi, en imposant des conditions préalables au cessez-le-feu inacceptables pour le camp Haftar, Tripoli cherche surtout à légitimer son refus de négocier et la poursuite de ses interventions militaires. Si la Turquie et la Russie cherchent par leur présence en Libye à renforcer leur influence en Méditerranée orientale, l’enjeu prend un tout autre sens pour l’Egypte et ses alliés arabes que sont l’Arabie Saoudite, les Emirats et la Jordanie. A leurs yeux, un est libyen occupé par des forces turques, appuyées de surcroit par des combattants syriens pro-Ankara, tous considérés comme des sponsors des Frères musulmans, constituerait une menace directe pour la sécurité intérieure de l’Egypte, et un risque de bouleverser l’équilibre régional du Moyen-Orient. La France, bien que s’en tenant à une implication discrète et mal assumée dans le conflit libyen, s’inquiète pour sa part des conséquences du conflit sur la gestion des flux migratoires, la Libye et le Tchad limitrophe constituant un « verrou » vers l’Afrique subsaharienne.

Un conflit généralisé aurait pourtant de lourdes conséquences économiques et humaines. L’instauration d’un nouveau cycle de violences risque ainsi de frapper les populations civiles locales, mais également d’endommager les installations du « croissant pétrolier », fragilisant ainsi la source de revenus tant convoitée et mettant à mal l’économie libyenne déjà exsangue. Mais les répercussions ne seraient pas uniquement locales. Pour l’heure, seuls les Emirats Arabes Unis semblent vouloir temporiser et convaincre notamment Ankara et Tripoli qu’une opération militaire dans l’est libyen aurait un coût financier considérable. En vérité, un tel engagement serait aussi dangereux pour l’Egypte. A-t-elle seulement les moyens d’ouvrir un front à l’ouest du pays, quand elle se trouve déjà dans une situation diplomatique particulièrement délicate à sa frontière sud avec l’Ethiopie, au sujet du Barrage de la Renaissance ? Le déploiement de ses troupes autour de Syrte ou Al-Joufra, situées à 1000 km de sa frontière, nécessiterait en outre une importante et coûteuse logistique. A minima, selon les experts militaires, l’Egypte pourrait s’engager dans une protection renforcée de sa frontière libyenne, bien qu’une intervention plus large ne soit pas totalement exclue.

Cette guerre de toute évidence ingagnable devrait ouvrir la voie à la mise au point d’un accord de démilitarisation partiel du centre et de l’est libyen, et surtout un accord pétrolier sous l’égide des Etats-Unis, de l’ONU et de la National Oil Corporation. Cet accord négocié pourrait ainsi confier la gestion des sites pétroliers aux forces d’Haftar, tandis que les recettes transiteraient par la NOC afin de garantir la transparence de leur utilisation. Il stipulerait également la cession des sites de Syrte et d’Al-Joufra à Tripoli, et donc le départ des forces étrangères du pays. Certes, un tel accord ne satisferait que partiellement les attentes de chaque camp, mais c’est précisément la définition du compromis. Première étape vers un accord militaire et politique global visant la réunification du pays à terme, il permettrait d’éviter à l’Egypte et ses alliés une mésaventure militaire coûteuse, de prémunir le GNA d’une offensive venant de l’est, et de relancer l’économie.

Reste à savoir s’il sera possible d’infléchir la position de la Turquie, fermement décidée à rétablir l’autorité du GNA sur toute la Libye avant d’entamer toute négociation avec Haftar, bien que ce type de rapport de force déséquilibré n’ait jamais été accepté en Libye et explique la poursuite de la guerre. Malgré l’escalade des tensions, la voie diplomatique est encore possible, pour peu que les alliés de chaque camp la favorisent afin d’éviter une confrontation régionale sans issue.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 05/08/2020.

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