La guerre de l’eau

Le 26 juin, en amont de la réunion du Conseil de Sécurité sur le sujet, l’Egypte et le Soudan avaient pourtant prévenu : le remplissage du barrage de la Renaissance, en Ethiopie, ne se ferait pas sans un accord signé entre les trois pays concernés. Le lendemain, un communiqué d’Addis-Abeba prenait tout le monde de cours en précisant que ce remplissage débuterait quinze jours plus tard. Le même laps de temps avait été accordé au comité d’experts pour mettre au point un nouvel accord.

Au 15 juillet, tandis que les nouvelles négociations menées sous l’égide de l’Union africaine échouaient une fois de plus, le ministre éthiopien de l’Eau, Seleshi Bekele, annonçait aux médias nationaux que le remplissage était bien en cours, en conformité avec le calendrier arrêté pour la construction du barrage : « Les deux vont de pair. Le niveau de l’eau est passé de 525 à 560 mètres ». L’évènement a été confirmé par des images satellites, tandis que l’hashtag #FillTheDam fleurissait sur les réseaux sociaux éthiopiens.

Les propos du ministre sont néanmoins restés suffisamment ambigus pour que la question de la responsabilité de ce remplissage se pose. Car il se trouve que la saison des pluies débute en ce moment même en Ethiopie. Qui donc, de l’homme ou de la nature, remplit le barrage ?

Quelques heures après la déclaration du ministre éthiopien, Khartoum alertait que le Nil Bleu perdait 90 millions de mètres cubes d’eau par jour, soit l’équivalent de 36 000 piscines olympiques ! Seule explication possible : l’Ethiopie a décidé, unilatéralement, de fermer les vannes d’écoulement du fleuve pour que l’eau soit stockée dans le barrage.

Mais pour Addis-Abeba, c’est bien le ciel qui est à mettre en cause. Même si Seleshi Bekele a expliqué qu’à cause des pluies, « l’afflux d’eau était supérieur aux capacités d’écoulement », même si les médias éthiopiens ont expliqué avoir mal rapporté les propos initiaux du ministre, information corroborée dès le lendemain par le ministre des Affaires étrangères soudanais… la manœuvre ne trompe personne, et surtout pas l’Egypte, qui redoutait ce moment depuis plusieurs années.

Certes, les experts estiment la pénurie d’eau encore lointaine : le remplissage total du barrage prendra sept ans, et même si l’Ethiopie le débute durant le mois de juillet comme prévu, moins d’un dixième du barrage sera rempli par l’eau du Nil Bleu. La sécurité hydraulique de l’Egypte, qui bénéficie de surcroit des importantes réserves du barrage d’Assouan, ne semble donc pas menacée pour l’heure.

Mais l’accélération d’Addis-Abeba reste néanmoins un sujet d’intense préoccupation pour le Caire, et Khartoum dans une moindre mesure. Cela fait en effet neuf ans que les pourparlers autour de la mise en service du « Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne » stagnent et n’aboutissent à aucun accord, tandis que sa construction, sans doute le plus important projet d’infrastructures de l’Ethiopie et objet de fierté nationale, se poursuit inexorablement.

L’achèvement imminent du barrage a naturellement accéléré la dramaturgie diplomatique, et renforcé les tensions entre les trois pays. Car en dépit de l’absence d’un accord, l’Ethiopie ne semble pas vouloir suspendre son projet. Son discours même varie selon les interlocuteurs, preuve d’une ambiguïté finalement mal maîtrisée. Car si le ministre de l’Eau a choisi de botter en touche et de rendre la nature responsable du récent remplissage du barrage, l’ambassadeur d’Ethiopie en France, Henok Tefera, s’est montré beaucoup plus direct : « Ce que je peux dire, c’est que les travaux avancent conformément au calendrier établi, a-t-il déclaré à RFI le 17 juillet. Donc, nous sommes très heureux. Et de toutes les façons, cela a été dit et répété par notre ministre des Affaires étrangères, nous n’avons pas besoin de demander l’avis de qui que ce soit pour construire notre barrage, construit avec notre argent, pour exploiter les ressources sur notre sol ».

Le fait est que la mise en service du barrage de la Renaissance est devenue, plus que jamais, une question de survie pour la cohésion éthiopienne. Outre l’épidémie de Covid-19, qui a fortement impacté son économie et notamment son aviation civile – l’aéroport international d’Addis-Abeba est notoirement l’un des plus importants hubs du continent africain, et la compagnie Ethiopian Airlines l’un des fleurons de l’économie éthiopienne – de graves tensions politiques entre nations fédérées frappent également l’Ethiopie, particulièrement depuis l’assassinat fin juin du célèbre chanteur oromo Hachalu Hundessa et les manifestations de cette ethnie majoritaire qui ont suivi. Pour le Premier ministre Abiy Ahmed, il devient donc indispensable d’accélérer, au mieux, la mise au point d’un compromis et de faire pression sur l’Egypte, pays qui manifeste le plus ses craintes face à ce qu’il considère comme une « menace existentielle » ; et au pire, de poursuivre le projet comme prévu, sans attendre l’issue des négociations.

Plus largement, le barrage de la Renaissance fait partie d’un plan de développement vital pour l’économie éthiopienne. Outre qu’il permettra de fournir un accès à l’eau et à l’électricité à près de 65 millions d’Ethiopiens, il a aussi pour but d’industrialiser plusieurs zones rurales enclavées et de créer des emplois… destinés à honorer les partenariats économiques conclus entre l’Ethiopie et la Chine. Pékin compte en effet délocaliser massivement sa production textile en Ethiopie, où la main d’œuvre sera bien meilleure marché qu’en Asie.

L’issue de ce bras de fer dépendra non seulement de la situation intérieure de l’Ethiopie et de la stabilité du gouvernement d’Abiy Ahmed, mais aussi des réactions de l’Egypte et du Soudan. Conscient des enjeux, le Premier ministre éthiopien a rendu visite le 18 juillet à son voisin Issayas Afewerki en Erythrée, très bon allié de l’Egypte, dans l’espoir qu’il assure une médiation entre les trois pays du Nil. Quant à l’Union africaine, elle doit se réunir aujourd’hui pour discuter du barrage si controversé et tenter une nouvelle fois de trouver un compromis.

Mais cette « guerre de l’eau » pourra-t-elle être évitée ? Fin juin, lors de la réunion du Conseil de Sécurité, les experts internationaux l’estimaient peu probable, car aucun adversaire ne semblait prendre les menaces de son voisin au sérieux. Or, à ce stade, l’Egypte, qui ne croyait pas l’Ethiopie capable de remplir le barrage, se trouve désormais face au fait accompli. L’Ethiopie devrait sans doute se méfier davantage de la riposte égyptienne… « Le danger surviendra si une erreur de calcul est commise », estimait fin juin William Davison, chercheur à l’International Crisis Group. Et si c’était précisément le cas aujourd’hui ? Car au cœur de cette bataille diplomatique vieille de neuf ans se joue en réalité une rivalité bien plus ancienne entre l’Egypte et l’Ethiopie, ancrée profondément dans l’histoire des relations entre les deux pays depuis la plus haute Antiquité, une affaire de fierté qui concerne, par-dessus tout, le contrôle même du Nil. Devant l’échec récurrent de la diplomatie et l’absence totale de confiance, les deux pays pourraient malheureusement opter pour la pire, mais dernière, solution à leur disposition.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 22/07/2020. 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *