La mort de Soleimani rebat les cartes du jeu politique iranien

Un deuil national de trois jours, des millions de personnes en prière le long du chemin suivi par le cortège funéraire, une procession parcourant les hauts lieux sacrés du chiisme depuis Bagdad jusqu’à Qom et Masshad, les villes les plus saintes d’Iran, sans compter les milliers de personnes qui occupent chaque jour les rues du pays pour clamer leur douleur face à la mort de Ghassem Soleimani : la ferveur qui s’exprime en Iran depuis l’assassinat du général vendredi dernier dépasse largement celle qui suivit la mort de l’ayatollah Khomeini en 1989. Car quel dignitaire de la République islamique peut se prévaloir, à l’instar de Soleimani, d’incarner un tel objet de culte, au point d’avoir même figuré dans une série animée (certes de propagande) – Battle for the Persian Gulf, où le général affronte et bat les Etats-Unis dans une guerre fictive ?

Déjà admiré en Iran de son vivant, y compris parfois par les opposants les plus sévères du régime, Ghassem Soleimani est devenu un mythe dans la mort. Certes, le déploiement de sa stratégie expansionniste au Moyen-Orient, avec la bénédiction du Guide suprême Ali Khamenei, était critiqué en Iran et au-delà. Mais les Iraniens retiennent surtout de Soleimani qu’il fut le général en chef de la lutte contre l’Etat Islamique, le garant de la stabilité du pays et de l’intégrité de ses frontières face au chaos. On pouvait alors voir en 2014 le « commandant de l’ombre » diriger lui-même les opérations sur le terrain, notamment en Irak, se faire prendre en photo avec les soldats et devenir une star sur les réseaux sociaux. Nombreux sont ceux qui estiment que sans lui, Daech serait entré en Iran. Ce fait d’armes à lui seul lui a fait atteindre, dans l’imaginaire collectif iranien, le statut du roi-héros de la mythologie perse, protégeant avec succès son peuple et sa patrie contre le Mal. Ironiquement, Soleimani s’était également retrouvé à cette occasion allié de la coalition américaine contre Daech… mais l’alliance n’a pas fait long feu.

Après l’assassinat de celui qui était considéré comme le second personnage le plus puissant du régime, toutes les factions, des plus libéraux et réformateurs aux conservateurs, semblent faire bloc contre cette atteinte portée à la « fierté nationale », un sentiment largement partagé au sein de la population iranienne, et que Donald Trump serait bien en peine de comprendre. On aurait tort de sous-estimer cette ferveur populaire pour analyser les futures actions de la République islamique, face à ce qui est largement considéré comme un acte de guerre.

Pour le régime iranien, l’assassinat de son plus éminent général ne pouvait, finalement, pas mieux tomber. Cette mort survient quelques semaines à peine après les plus violentes émeutes que l’Iran a connu depuis des décennies, réprimées au prix de centaines de morts ; et elle survient, fort à propos, quelques semaines avant les prochaines élections législatives.

La République islamique est sortie particulièrement meurtrie et divisée des émeutes du mois de novembre. Accusé d’injustice et de corruption par les manifestants, jugé incapable d’améliorer la situation économique désastreuse de la population iranienne, le régime a cédé à la plus grande panique, au point de couper toutes les télécommunications et de réprimer les manifestations dans le sang. Alors que le bras de fer autour de l’accord de Vienne se portait déjà bien mal, ces évènements n’ont fait que noircir encore un peu plus l’image de la République islamique et auguraient bien mal ses relations avec l’étranger et les élections législatives à venir.

Mais l’assassinat de Soleimani rebat désormais les cartes. Même les acteurs politiques les plus réformateurs ont salué cette perte comme un « dommage considérable pour l’islam et l’Iran », selon les mots de l’ancien président Mohammad Khatami, pourtant interdit d’intervention dans les médias en raison de ses divergences avec le Guide suprême. Passé le deuil, les problèmes du quotidien, économiques et sociaux, referont rapidement surface pour les Iraniens. Mais aujourd’hui, c’est avant tout la menace d’une guerre avec les Etats-Unis qui les inquiète. Et contre toute attente, la mort du général semble, en l’espace de quelques jours, avoir ressoudé le peuple iranien malgré leurs profondes divisions. Ainsi, même les plus féroces détracteurs du régime sont désormais gagnés par un nationalisme fervent, qui fera très certainement le jeu des conservateurs aux élections législatives de février prochain. Critiques de la première heure du rapprochement avec l’Occident sous l’égide de Hassan Rohani, et bien entendu de l’accord de Vienne, les conservateurs et les Gardiens de la Révolution verront dans la mort de l’un de leurs plus éminents représentants la confirmation de leur ligne politique, et feront certainement campagne pour l’abandon des solutions diplomatiques au profit d’actions plus bellicistes.

Pour l’heure, la République islamique se sait à la fois obligée de répondre à l’agression américaine, mais également très fragile. Elle a ainsi annoncé dimanche qu’elle ne se considérait plus tenue par l’obligation de limiter le nombre de ses centrifugeuses ni sa production d’uranium enrichi, une annonce considérée comme extrêmement mesurée même si elle s’est accompagnée de tirs de roquette non loin de l’ambassade américaine à Bagdad. L’Iran poursuit pour l’instant la stratégie de l’équilibriste qui a prévalu ces derniers mois, entre actions martiales contre les Américains et leurs alliés et coups de pression diplomatiques envers les Européens, dans l’attente d’une réponse plus élaborée.

En assassinant Soleimani, les Américains pensent avoir mis fin à l’influence de l’Iran au Moyen-Orient et à sa capacité à mobiliser les factions chiites. Il est vrai que la République islamique est fortement affaiblie par les sanctions économiques américaines, mais aussi par les multiples mouvements de contestation qui ont remis sa domination en cause au Liban, en Irak, et en Iran même cet automne. Cependant, il serait naïf de sous-estimer sa capacité de mobilisation pour monter un front uni contre un seul et même ennemi, qui a largement contribué depuis près de vingt ans à faire du Moyen-Orient une zone de chaos sans fin. Depuis le début du mandat de Trump, les Américains n’ont pas particulièrement solidifié leurs alliances dans la région, bien au contraire. Soleimani ne faisait peut-être pas l’unanimité de son vivant, mais sa mort pourrait bien liguer tous les peuples voisins de l’Iran, à commencer par le peuple irakien, contre « l’occupant » américain de plus en plus agressif et imprévisible.

Etrangement, les rares alliés traditionnels des Américains – Israël, Arabie Saoudite, et même Emirats Arabes Unis – qui ont longtemps réclamé une guerre contre l’Iran, se sont bien gardés d’exprimer leur joie après l’annonce de la mort du général iranien. Preuve qu’après avoir joué les pompiers-pyromanes, un attentisme prudent est désormais de rigueur, et partagé d’ailleurs par l’ensemble de la communauté internationale. Pour l’heure, l’Iran n’a pas opté pour la rupture totale, et préfère habilement entretenir l’incertitude. Le monde attend donc en tremblant l’expression de la vengeance promise par Ali Khamenei, dont on sait seulement qu’elle se fera « au bon moment, et au bon endroit ».

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 07/01/2020.

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