La “reconquête” d’Hagia Sophia sera-t-elle profitable à Erdogan ?

Cela faisait 86 ans que les augustes murs d’Hagia Sophia n’avaient pas entendu réciter le Coran, et depuis 18 ans à la tête de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan en rêvait. Vendredi 24 juillet, jour anniversaire du traité de Lausanne qui, en 1923, consacrait définitivement la désintégration de l’Empire ottoman, des milliers de musulmans ont pu se rendre dans la cathédrale byzantine construite par Justinien Ier en 537, pour assister à la prière hebdomadaire en présence du président turc.

Depuis des siècles, Hagia Sophia a cristallisé bien malgré elle les vicissitudes de l’Histoire. Cathédrale la plus vaste de la chrétienté et lieu de couronnement des empereurs byzantins jusqu’à la chute de Constantinople en 1453, elle fut convertie en mosquée par Mehmet II le Conquérant, et le resta jusqu’à la fin de l’Empire ottoman en 1923. Mustapha Kemal Atatürk, « Père » de la Turquie moderne, la transforma alors en musée en 1934, le deuxième plus visité de Turquie. Dans la lignée de sa politique de modernisation du pays et d’instauration d’une société plus laïque, cette décision qui « offrait Hagia Sophia à l’humanité », visait tant à reléguer l’islam dans la sphère privée qu’à enterrer l’antique rivalité entre chrétiens et musulmans. Cela ne suffit pourtant pas à protéger la cathédrale de la bataille idéologique entre les partis laïcs – au premier rang desquels le parti kémaliste CHP – et la droite conservatrice, nourrie d’islamisme et d’ultra-nationalisme, qui se poursuivit tout au long du siècle dernier.

L’avis rendu le 9 juillet dernier par le Conseil d’Etat turc – dont la majorité des juges sont nommés directement par le président de la République depuis une réforme constitutionnelle de 2010 – constitue donc une « victoire » symbolique pour l’AKP, mis en grande difficulté depuis sa défaite aux élections municipales de 2019 et la perte de la mairie d’Istanbul. Le 10 juillet, un décret présidentiel actait la transformation de la cathédrale-musée en mosquée, pièce-maîtresse du « rêve ottoman » d’Erdogan.

Depuis, le président n’a pas manqué d’en faire un outil de communication politique, soulignant qu’il n’avait pas dormi de la nuit tant son émotion était grande, et se rendant régulièrement sur place pour surveiller en personne les préparatifs pour la prière du vendredi. Les fresques byzantines représentant la Vierge et le Christ ont ainsi été masquées par des voiles blancs, le sol en marbre et les mosaïques médiévales figuratives – puisque toute image est proscrite dans l’islam – également recouvertes. Le jour J, le sermon fut diffusé en direct sur les chaînes de télévision nationales.

Tout, en effet, est ici affaire de théâtre et de représentations. Certes, la « reconquête » d’Hagia Sophia s’inscrit dans le cadre de la politique néo-ottomane déployée par Erdogan depuis cinq ans, qui se manifeste tant par une politique étrangère agressive sur le pourtour méditerranéen que par un rigorisme islamiste croissant sur la scène intérieure. Pour autant, la propagande et l’idéologie cachent mal ses difficultés politiques bien réelles. L’économie turque, déjà mal en point depuis deux ans, subit fortement le ralentissement de l’économie mondiale du à la pandémie de Covid-19. La réponse sociale des municipalités tenues par l’AKP n’a, semble t-il, pas été à la hauteur des enjeux, contrairement à celle du CHP, le parti kémaliste, dans ses propres bastions. Au sein même de la droite conservatrice, l’heure est à la division depuis la création du parti DEVA (Parti pour la Démocratie et le Progrès) et l’éloignement des nationalistes du MHP qui avaient soutenu l’AKP pour les législatives et la présidentielle de 2018. A trois ans des prochaines élections présidentielles, l’animal politique Erdogan voit ainsi sa popularité s’éroder et l’opposition se renforcer à vue d’oeil, et selon de récents sondages, l’actuelle coalition présidentielle peinerait à remporter le scrutin de 2023.

Depuis plusieurs années déjà, le président désire marquer l’histoire d’Istanbul, dont il fut maire entre 1994 et 1998, d’une empreinte indélébile, en finançant la construction de nombreuses mosquées. La sécularisation d’Hagia Sophia n’est d’ailleurs pas le premier héritage d’Atatürk auquel Erdogan s’est attaqué : sur décision du président, la construction d’une mosquée sur la place Taksim, où se trouve le Cumhuriyet Aniti, le mémorial dédié à Mustapha Kemal et à la fondation de la Turquie moderne, a débuté en 2017 sous les yeux des Stambouliotes effarés, qui croyaient que « l’impensable n’arriverait jamais ». Avec Hagia Sophia, Erdogan visait avant tout la mobilisation de sa base électorale, séduite par ses discours martiaux qui entretiennent la polarisation de la société – entre chrétiens et musulmans, islamistes et laïcs, Occident et Orient, etc. – mais qui, ce faisant, ébranlent également sa cohésion.

Face à l’effervescence qui a entouré la « conversion » de la cathédrale-musée, chrétiens du monde entier, historiens et archéologues, mais aussi les minorités chrétiennes de Turquie – à l’instar des quelque 1800 Grecs orthodoxes qui ont encore en mémoire le pogrom d’Istanbul de 1955, et bien sûr les Arméniens – ont au contraire manifesté leur désarroi devant cette islamisation croissante de la société turque. Emus des possibles dégradations que la cathédrale, redevenue lieu de culte, subira au quotidien, ils sont surtout inquiets des conséquences sociales d’un tel événement. Certes, en dehors des heures d’office musulman, la cathédrale devrait conserver sa fonction de musée et accueillir les touristes comme par le passé. Mais les complexités logistiques – défaire les tentures masquant les fresques, remettre le sol en marbre à jour – risquent de constituer une véritable gageure. On imagine donc mal, à ce stade, comment la « cohabitation » se déroulera, que ce soit au sein de la cathédrale, ou plus largement en Turquie, dans les années à venir.

En instrumentalisant la religion à des fins électoralistes, Erdogan fait un pari qui pourrait ne pas lui rendre service, y compris à l’étranger. Tout à son autre conquête, celle de la légitimité pour mener le monde musulman – une course idéologique qu’il mène avec l’Arabie Saoudite – le président truc cherche à séduire le monde sunnite, mais entame gravement, et peut-être irrémédiablement, l’image internationale de la Turquie, une nation qui avait trouvé un certain équilibre entre ses doubles héritages chrétien et musulman justement symbolisé par Hagia Sophia. En creusant l’écart entre son pays et l’Occident, tout en restant de facto encore membre de l’OTAN, Erdogan contribue à isoler la Turquie sur la scène internationale, soit la pire chose pour elle dans cette période de récession.

Grand admirateur de Mehmet le Conquérant, le président turc oublie pourtant que le sultan, ébloui par les splendeurs d’Hagia Sophia, exécuta lui-même l’un de ses soldats fanatiques qui entreprenait d’en détruire le sol. Même s’il s’agit d’une légende, le contraste entre la communication d’alors et celle du régime actuel est saisissant. Il en dit long sur son étroitesse d’esprit idéologique et son manque de sens politique à long terme. Car les Turcs ont bien davantage besoin d’un regain de croissance que d’un regain de nostalgie.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 28/07/2020.

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