L’arme américaine de l’extraterritorialité

« La raison du plus fort est toujours la meilleure » selon la maxime de la fable Le Loup et l’agneau de Jean de La Fontaine. Cette morale résonne particulièrement sur la scène internationale vis-à-vis des relations géopolitiques entretenues par les États-Unis (le loup) à l’égard du reste du monde (l’agneau). Malgré l’illégitimité des motifs invoqués pour l’application de leurs lois et sanctions, les américains dominent le système international financier, à l’instar du loup dans la fable.

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Déstabilisés dans un monde désormais multipolaire, les États-Unis ont compris la rentabilité supérieure d’une domination juridique à une domination militaire. La finesse de la stratégie américaine peut s’observer, d’une part, dans la mise en place d’une coordination parfaitement huilée entre le service de renseignement américain et le Departement of Justice. D’autre part, l’extension discrète de la notion d’US persons qui a été opérée ces dernières années aboutit à des motifs d’invocation de l’extraterritorialité contestables, tant le lien entre les faits poursuivis et les États-Unis sont ténus. Ainsi, une simple cotation en bourse, des échanges commerciaux réalisés en dollars, l’hébergement de données dans des serveurs hébergés aux États-Unis, l’utilisation d’une boîte mail américaine ou encore l’utilisation d’un savoir-faire ou d’une technologie américaine sont suffisants aux yeux des américains. Enfin, la construction progressive d’un réseau tentaculaire de lois à portée extraterritoriale a permis aux américains d’agir sous couvert de moralité et donc en toute impunité. La dissimulation de l’agenda économique et politique est donc un des éléments clés de la stratégie américaine.

L’extraterritorialité qui est aujourd’hui maniée d’une main de maître par les États-Unis, a été un outil difficile à dompter. Dès son entrée en vigueur en 1977, le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), outil de lutte contre la corruption dans les transactions internationales, a été rejeté en bloc par les majors américaines, apeurées par le risque de perdre leur avantage concurrentiel dans des secteurs stratégiques (énergie, défense, télécommunications, pharmaceutique) par rapport aux puissances européennes qui n’avaient pas encore adopté des dispositifs anti-corruption. Un engrenage in favorem des États-Unis est alors né à partir des années 2000 lorsque les Etats européens, en adhérant à la convention anticorruption de l’OCDE, ont autorisé de facto les américains à poursuivre leurs entreprises sans avoir d’outils juridiques pour attaquer à leur tour les entreprises américaines.

Forts de ce passage d’une soft law  à une hard law, les américains ont créé, depuis lors, un modus operandi de racket institutionnalisé, imposé de force grâce à leur puissance de marché. La méthode utilisée, qui a prouvé son efficacité à travers les sanctions de nombreuses banques et fleurons industriels européens (BNP Paribas, HSBC, Crédit Agricole, Siemens, Alstom, Total, Volkswagen), consiste à infliger de lourdes amendes à des sociétés ciblées pour leur place de choix au sein de la compétition internationale, dans le but de les fragiliser a minima, voire, dans l’idéal, de les racheter. C’est exactement ce qu’il s’est passé pour Alstom. Pendant que Frédéric Pierucci était en prison, Patrick Kron, président-directeur général du groupe Alstom, a secrètement négocié la vente des deux tiers du groupe à l’entreprise américaine General Electric suite aux poursuites du DOJ pour corruption en Indonésie. Le même mode opératoire a pu être observé récemment pour Huawei et Tik Tok.

Les grandes entreprises ne sont pas les seules victimes, puisque certains « Etats ennemis » comme Cuba, le Venezuela et l’Iran sont frappés par un embargo durable.

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JCPOA : un infléchissement américain de façade. Malgré le respect à la lettre, par l’Iran, des engagements pris dans le cadre du JCPOA, comme en témoignent la quinzaine de rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique, les États-Unis ont œuvré pour éviter la réhabilitation économique et politique de l’Iran en maintenant la plupart des sanctions notamment les sanctions primaires (interdiction d’ouverture aux États-Unis des comptes de correspondance pour les banques étrangères impliquées dans certaines transactions en Iran, prohibition générale des transactions en dollars avec l’Iran dites U-turn, via les chambres de compensation de New York). Seules sont autorisées les importations aux États-Unis de certains produits alimentaires iraniens ainsi que les exportations américaines de produits de santé, de denrées alimentaires, de biens et services humanitaires, de matériel de communication et de médias et de matériel aéronautique civil.

Les sanctions secondaires prévues par la loi CISADA (Comprehensive Iran Sanctions, Accountability and Divestment Act) en date de 2010, n’ont quant à elles pas été complètement levées, à l’image de la purge partielle de la SDN list (Specially Designated Nationals and Blocked Persons List), répertoriant les personnes et entités iraniennes coupables de faits liés au terrorisme, au non-respect des droits de l’Homme et à la prolifération nucléaire ainsi que, de manière indirecte, les personnes ou entités non-américaines et les filiales étrangères des entreprises américaines. Ces sanctions ont provoqué la dégradation profonde de la société iranienne, dont l’économie, d’abord boycottée par les États-Unis, a été désertée par les autres opérateurs. En effet, à la suite du refus de la dérogation demandée à Mike Pompeo, Secrétaire d’État des États-Unis, ayant pour objet la continuation des échanges économiques avec l’Iran, les champions européens Vinci, PSA, Total et Bolloré ont opéré un write-off immédiat malgré les investissements colossaux dans cette zone. Par ailleurs, les agissements américains à l’égard de l’Iran sont d’autant plus irresponsables que l’embargo contre l’Iran est un facteur de déstabilisation du Moyen-Orient, zone sensible.

La faiblesse historique de la réponse européenne face aux abus américains. La volonté d’imposer l’extraterritorialité américaine s’est observée dès 1982 par la volonté de Reagan d’interdire aux entreprises européennes de participer à la construction d’un gazoduc entre l’URSS et l’Europe et de les sanctionner le cas échéant, ce à quoi Thatcher s’était catégoriquement opposé. Cela avait poussé Reagan à abandonner sa démarche, car trop attaché et dépendant du lien américano-britannique. La plainte de l’Union européenne, en 1997, auprès de l’Organisation Mondiale du Commerce était une belle initiative pour résister contre les lois fédérales Helms-Burton renforçant l’embargo contre Cuba et Amato-Kennedy sanctionnant les Etats soutenant le terrorisme international, entrées en vigueur en 1996. Mais le retrait, cette même année, de la plainte ainsi que l’accord conclu par les européens avec les américains ont laissé le champ libre aux Américains pour imposer leur diktat économique. De surcroit, depuis quelques années, toutes les propositions européennes (création d’un fonds de private equity sur le modèle de l’OFAC, le retour des lois de blocage, l’utilisation de la société INSTEX pour réaliser des transactions hors Iran) pour conserver des relations avec l’Iran sont restées lettres mortes. Suite à une menace explicite de la part de Donald Trump début 2020, d’augmenter de 25% la taxe sur le secteur automobile européen, les Etats concernés ont demandé au Conseil de sécurité de déférer l’Iran. Ainsi, la frilosité européenne doublée de son manque d’organisation dans sa pensée stratégique est à comparer avec le comportement de pays comme la Russie, l’Inde ou la Chine, qui profitent de l’interdépendance de leurs économies pour braver les sanctions et entretenir des relations économiques avec l’Iran, notamment pour acheter le pétrole iranien.

L’invocation du snapback, le tour de passe-passe juridique de trop. Malgré l’exploit réalisé par la communauté internationale, sous l’impulsion de Barack Obama et de John Kerry, de renouer des relations diplomatiques et commerciales avec l’Iran à la suite du JCPOA en 2015, une véritable régression se joue depuis l’arrivée au pouvoir du président américain en 2017. Preuve en est que Donald Trump n’a eu de cesse de détricoter toutes les avancées accomplies par Barack Obama au niveau du système de santé, de la question environnementale et surtout, des relations américano-iraniennes. Sur le cas de l’Iran précisément, les pays du golfe persique (Arabie saoudite, Oman, Koweït, Bahreïn, Émirats Arabes Unis et Qatar) ont également œuvré dans cette région pour aider les États-Unis à affaiblir l’Iran.

En 2018, le président américain a décidé d’acter le retrait des États-Unis du JCPOA, estimant que cet accord était « désastreux », et qu’il s’agissait du « produit de l’échec de la politique étrangère » de son prédécesseur. Toutefois, face au rejet, en août 2020, par le Conseil de sécurité du projet américain de prolongation indéfinie de l’embargo sur les armes visant l’Iran, les réactions ont été vives. Le président iranien, Hassan Rohani, affirmait que « ce jour restera(it) dans l’histoire (…) de la lutte contre l’arrogance mondiale » tandis que Donald Trump avait alors aussitôt demandé l’application très controversée du snapback. Théoriquement, ce mécanisme permet aux américains de se prévaloir de leur participation initiale au JCPOA pour dénoncer un « non-respect notable » de ses engagements par un signataire et d’obtenir, au bout de 30 jours calendaires, le rétablissement des sanctions primaires et secondaires, suspendues depuis le JCPOA. En effet, la résolution 2231 du Conseil de sécurité entérinant l’accord n’a pas été amendée après le retrait américain, ce qui leur a offert cette faille sur un plateau. De plus, ce mécanisme ne peut être neutralisé par l’opposition d’un veto.

Les Nations Unies ont fini par refuser, le 19 septembre dernier, de répondre favorablement à la requête américaine et ont proposé la création d’un comité de réflexion pour creuser cette question. Les pays de l’E3 (France, Royaume-Uni, Allemagne), considérant que les États-Unis ont cessé de participer au JCPOA suite à leur retrait, expliquent dans leur lettre de contestation envoyée au Conseil de sécurité qu’ils n’accordent aucun effet juridique aux déclarations américaines.

Les menaces américaines ont provoqué une réponse ferme de l’Iran. Le ministre des affaires étrangères, Javad Zarif, estime que les États-Unis sont aujourd’hui diplomatiquement isolés du reste du Conseil de sécurité et accuse les américains de menacer de punir un monde qui refuserait de vivre dans leur univers parallèle. Même si l’Iran a conscience qu’une guerre militaire est perdue d’avance, les Gardiens de la Révolution avertissent qu’ils ont la capacité de détruire simultanément toutes les bases américaines dans le Golfe. Accusant l’E3 de prendre le parti des ayatollahs iraniens, Washington conserve ses œillères. Aux yeux des américains, l’embargo sur la vente d’armes est étendu jusqu’à nouvel ordre et les sanctions sont bel et bien toutes réactivées.

Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.

Paru dans Le Nouvel Economiste du 01/10/2020.

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