Les États-Unis, justiciers du business mondial

Au nom de la lutte contre la corruption ou l’évasion fiscale, les Etats-Unis imposent le droit américain à toute la planète. Pour mieux servir leurs intérêts.

Elle s’appelle Lorna G. Schofield: 1,60 mètre à peine juchée sur ses escarpins, mais une poigne d’acier. En l’espace d’une décennie, cette juge fédérale d’origine philippine est devenue la bête noire des grands groupes mondiaux. Une sorte de justicière en jupon bien décidée à faire respecter l’ordre. L’ordre américain, en tout cas. Pas de colt à la ceinture, mais une pile de bouquins de droit sur son petit bureau au tribunal de Manhattan.

C’est elle qui a confirmé en mai 2015 l’amende record de 8,9 milliards de dollars infligée à BNP Paribas. Motif: la violation des embargos américains. Les juristes ont une expression alambiquée pour décrire cette histoire: l’extraterritorialité du droit américain ». En clair, l’exportation des lois américaines au-delà des frontières du pays.

Toute transaction en dollars sous le joug de la législation américaine

Le phénomène ne date pas d’aujourd’hui, mais l’arsenal juridique de l’Oncle Sam s’est encore complexifié ces dernières années. Il y a d’abord le fameux Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), mis en place en 1977 et étendu aux entreprises étrangères en 1998, qui vise à éradiquer la corruption du milieu des affaires.

Puis la loi Amato-Kennedy, qui date de 1996 et interdit à tout acteur – Etat ou entreprise – d’investir plus de 40 millions de dollars par an dans un certain nombre d’Etats voyous (Libye, Soudan, Iran…). La réglementation Helms-Burton prohibe, elle, tout « trafic » avec Cuba de biens ayant appartenu directement ou indirectement à des Américains (ou à des Cubains naturalisés) avant la révolution cubaine.

S’ajoute enfin le traitement Ofac, qui interdit tout business avec des personnes ou des organisations ciblées sur la fameuse blacklist du Trésor américain. Chaque fois, il suffit d’avoir utilisé le dollar lors d’une transaction pour tomber sous le joug d’un de ces textes. La procédure est alors bien rodée. En cas de soupçon de fraude ou de triche, l’entreprise est sommée d’enquêter sur ces pratiques pour justifier de sa bonne foi. Si elle collabore, l’amende sera modeste.

Mais si elle traîne des pieds, l’addition peut se chiffrer en millions de dollars. Avec, à la clé, la menace de saisie de tous les biens aux Etats-Unis et même carrément l’interdiction d’activité sur le territoire américain. Dernier outil mis au point il y a deux ans: le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca), qui donne au fisc américain les pouvoirs extraterritoriaux pour contraindre les banques étrangères à lui fournir toutes les informations sur les comptes et avoirs des citoyens américains partout dans le monde.

Bien utile pour traquer les évadés fiscaux! « Depuis quelques années, l’Amérique brandit de plus en plus souvent son étoile de shérif du business international », remarque Ali Laïdi, chercheur à l’Institut de relations internationales stratégiques (Iris).

Mais au fait, pourquoi s’en plaindrait-on? Après tout, lutter contre la corruption ou le financement du terrorisme n’a rien de répréhensible! C’est la justice américaine qui a démonté le système de corruption généralisée au sein de la Fifa. C’est encore la justice américaine qui, grâce au Fatca, a fait plier la banque suisse UBS et ouvert la voie à l’échange automatique d’informations entre les services d’impôts des différents pays pour lutter contre l’évasion fiscale.

Un « espionnage paré des vertus de la légalité »

Sauf que derrière les bons sentiments brillent souvent les dollars du business. Ainsi, sur les dix plus grosses amendes infligées pour corruption par le Trésor américain, sept concernent des entreprises étrangères et trois, des groupes français. Les entreprises américaines seraient-elles plus vertueuses? Pas forcément.

« Quand vous avez décidé des règles du jeu, vous êtes forcément sur votre terrain, ce qui procure un avantage décisif », reconnaît Stéphane de Navacelle, avocat au barreau de New York et de Paris. Là où le jeu devient nettement moins drôle, c’est lorsque la sanction s’accompagne de la désignation par la justice américaine decorporate monitors chargés de surveiller, pendant une période pouvant aller jusqu’à trois ans, les moindres faits et gestes de l’entreprise. « Ils peuvent ouvrir toutes les portes. Aucun dossier, même sensible, ne leur échappe », explique l’avocat François Ameli.

En 2014, un rapport de la délégation parlementaire au renseignement, présidée alors par Jean-Jacques Urvoas, dénonçait vertement un « espionnage paré des vertus de la légalité ». Combien sont-ils ces « moniteurs » actuellement à BNP Paribas? Silence gêné des dirigeants de la banque française. On parlerait d’une équipe de sept à huit juristes affûtés…

« L’extraterritorialité du droit américain est une des nouvelles armes de la guerre économique moderne », attaque Hervé Juvin, de l’observatoire Eurogroup Consulting. L’exemple le plus frappant de ces derniers mois: l’ouverture du marché iranien après l’accord sur le nucléaire de l’été 2015. « Le flou juridique, notamment sur la question de la rétroactivité des sanctions dans neuf ans si l’Iran ne tient pas ses promesses, fait que tout le monde marche sur des oeufs », témoigne l’avocat d’affaires Ardavan Amir-Aslani, installé à Téhéran.  

Frédéric Sanchez, le PDG du groupe Fives, confirme: « On a signé en janvier un contrat pour la construction d’une usine d’aluminium pour un montant d’au moins 200 millions d’euros, mais tout est à l’arrêt, faute de financement. » Même histoire pour Suez, qui n’a pas trouvé les 150 millions de dollars nécessaires pour avancer sur le projet d’amélioration du réseau des eaux de Téhéran.

Toutes les grandes banques européennes sont tétanisées par l’affaire BNP Paribas. Depuis huit mois, Airbus attend le feu vert du Trésor américain pour poursuivre son deal avec Iran Air portant sur une centaine d’appareils. « Les groupes américains n’en profitent pas immédiatement mais, au moins, le marché reste vierge », poursuit Amir-Aslani. Comme si l’Amérique avait fait sienne la devise de lord Palmerston: « En diplomatie, il n’y a pas d’amis ou d’ennemis, il n’y a que des intérêts. »

Retrouvez cet article dans L’Express.

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