Les Occidentaux face au risque d’une Russie radicalisée

Vladimir Poutine franchira t-il le Rubicon d’une guerre nucléaire ? On pourrait dire qu’avec l’invasion de l’Ukraine, il a déjà soumis un test aux Occidentaux, persuadé que ces derniers ne riposteraient pas. Ce premier test a échoué, et la Russie paye cette erreur d’appréciation par des sanctions économiques qui l’isolent du reste du monde, et une « conquête » de l’Ukraine qui se solde pour l’heure par un demi-échec.

Même s’il est encore trop tôt pour en juger dans le cas de la Russie, il est notoire que les régimes de sanctions imposés par les Etats-Unis s’avèrent inefficaces pour atteindre les objectifs visés, qu’il s’agisse d’un regime change (comme dans le cas de l’Iran) ou de la fin d’une guerre, comme avec la Russie en Ukraine. L’effet inverse, à savoir une radicalisation de l’adversaire, est le résultat généralement observé. C’est exactement le risque qui se pose désormais avec le chef du Kremlin, comme en témoigne le lancement-test réussi du missile intercontinental Sarmat. La démonstration de cette arme de pointe avait une double mission : exacerber la fierté du peuple russe en soulignant ses prouesses technologiques, et lancer un avertissement très clair aux Occidentaux. Certes, ces derniers persistent à relativiser la menace, et restent persuadés que Vladimir Poutine optera toujours pour la raison. Mais dans le secret des chancelleries, l’inquiétude monte face à cette puissance qui rappelle régulièrement qu’elle est nucléaire, et de surcroit dirigée par un homme dont la détermination à montrer la force de son pays (donc la sienne) semble inaltérable.

Se pose alors une question iconoclaste : était-ce une stratégie pertinente d’isoler économiquement la Russie et d’en avoir fait une paria sur la scène internationale ? Bien avant le lancement du Sarmat, la question taraudait déjà l’administration Biden, qui redoute désormais qu’un Poutine poussé dans ses retranchements ne devienne ouvertement plus dangereux pour les Occidentaux.

La logique belliciste de Vladimir Poutine répond en effet au souci très ancré dans sa psyché d’éviter que l’ancienne sphère d’influence russe en Europe orientale ne tombe définitivement dans l’escarcelle occidentale. Plus largement, la pensée revancharde qui l’anime de longue date et son désir de restaurer la grandeur soviétique, couplé au succès réel des sanctions économiques contre la Russie, génèrent aujourd’hui la très sérieuse possibilité de tentatives de disruption multipliées de la part de Moscou, et potentiellement irrationnelles. Outre la menace nucléaire, des cyberattaques, domaine où la Russie excelle, sont ainsi redoutées par les Américains. Pourtant, depuis le début de l’offensive contre l’Ukraine, aucune démarche d’ampleur n’a été constatée dans ce domaine, d’autant que les sociétés financières et les services publics anglo-saxons ont pris des mesures préventives pour contrer d’éventuels incursions numériques.

La stratégie de containment, ou d’endiguement, mise au point par les Etats-Unis durant la Guerre froide pour contrevenir la puissance soviétique, reste la base du rapport de force qui oppose toujours Washington à Moscou, et que Joe Biden a souhaité poursuivre. Mais dans un monde désormais globalisé et interconnecté, sa mise en œuvre est soumise à des difficultés nouvelles, la dépendance énergétique des Européens et l’efficacité de la Russie en matière de cyber-terrorisme constituant de réels atouts pour Moscou. A cause de cette interdépendance, la Russie n’a pas été bannie du système financier SWIFT, alors même qu’une telle décision aurait eu un effet immédiat et désastreux sur ses finances en supprimant sa rente pétrolière. Autre difficulté pour son concepteur, Georges F. Kennan, l’endiguement implique une perte d’influence sur l’Etat-voyou et ses satellites en raison de leur isolement. Enfin, dans le cas précis de la Russie, le diplomate américain estimait que l’expansion de l’OTAN à ses frontières était une erreur pouvant mener à une nouvelle Guerre froide. L’actualité lui a donné raison.

Aujourd’hui, la radicalité de Vladimir Poutine s’appuie sur deux présupposés, pourtant aisément réfutables. Le président russe croit d’abord que la Russie pourra résister à l’impact des sanctions économiques grâce à ses partenaires asiatiques, notamment la Chine et l’Inde, comme elle l’avait déjà fait après l’annexion de la Crimée en 2014. Mais la résilience de l’économie russe, permise pour l’heure par ses réserves, n’aura nécessairement qu’un temps. La Chine, certes alliée objective de la Russie mais également consciente de la dépendance de sa propre économie au marché américain, se montre par ailleurs très prudente face au conflit.

Enfin, Poutine croit fermement que les sanctions occidentales s’émousseront avec le temps et que la « blitzkrieg économique » a échoué. Or, il semblerait que Washington manifeste une détermination équivalente à maintenir sa pression sur la Russie, que ce soit par la voie de l’isolement économique, diplomatique, ou par son soutien logistique accru aux forces ukrainiennes.

L’administration Biden rappelle néanmoins qu’aucune d’entre elles n’est permanente, et qu’elles peuvent au contraire servir à tout moment de levier de négociation dans le cadre d’une résolution diplomatique du conflit. Pour le Secrétaire d’Etat Antony Blinken, cela signifie clairement un retrait « irréversible » des forces militaires russes d’Ukraine. Autant dire une ligne rouge infranchissable pour Vladimir Poutine, qui de son côté réclamerait la fin de l’expansion de l’OTAN donc la suspension de la procédure d’intégration de la Suède et de la Finlande, sérieusement évoquées, et évidemment celle de l’Ukraine à l’Union européenne. Autres lignes rouges infranchissables, cette fois pour les Occidentaux.L’intensification des combats et les exactions toujours plus cruelles contre la population ukrainienne, qui appelleront en représailles des sanctions toujours plus dures contre la Russie, laissent penser que le bras de fer sera amener à durer avec, tel une épée de Damoclès, le risque d’une escalade dangereuse dans la violence irrationnelle.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 24/04/2022.