Moyen-Orient

Après dix ans de bras de fer, les Occidentaux sont finalement parvenus à un accord intérimaire avec la République islamique d’Iran au sujet du nucléaire. Un plan d’action qui pave la voie à une redistribution des cartes dans la région, sur fond de 
rapprochement entre Téhéran et Washington. Analyse.

«Un accord historique». C’est par ces mots que la plupart des grandes puissances occidentales se sont félicitées, dimanche au petit matin, de l’accord intérimaire, enfin signé, entre le groupe des 5+1 (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Grande-Bretagne et Allemagne) et l’Iran, réunis à Genève. Mines fatiguées mais réjouies, les diplomates européens comme iraniens ne cachaient pas leur satisfaction. Depuis le coup de fil surprise de Barack Obama au nouveau président iranien, Hassan Rohani, à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations unies, fin septembre, tout s’est accéléré. Les réunions à Genève se sont succédées, tel un épuisant marathon diplomatique.
Après dix ans de négociations et de pressions infructueuses sur le dossier du nucléaire iranien, un accord intérimaire de six mois aura finalement été trouvé dans la nuit de samedi à dimanche. Il prévoit, dans les grandes lignes, le ralentissement du programme nucléaire militaire de la République islamique. En échange, Téhéran obtient une légère mais substantielle levée des sanctions économiques qui étouffent le pays.

Dans le détail, le «plan d’action conjoint», arraché à Genève au terme de cinq jours de discussions intenses, prévoit un arrêt de l’enrichissement de l’uranium à 20%. L’Iran s’engage ainsi à retenir la moitié de son stock d’uranium existant enrichi à 20% en oxyde d’uranium pour fabriquer du combustible destiné à la recherche nucléaire civile iranienne. Le stock restant devra être dilué à moins de 5%. Dans le texte, Téhéran annonce aussi qu’il «n’enrichira pas d’uranium à plus de 5% pendant six mois». Quant aux activités des usines de Natanz, Fordow et celles du réacteur à eau lourde d’Arak − qui utilise du plutonium −, elles sont tout simplement stoppées… en tout cas pour six mois.
La République islamique s’engage aussi à «ne pas ouvrir de nouveaux sites d’enrichissement» et à «ne pas construire d’installations capables de retraitement». Autre point-clé de ce plan, l’accord des deux parties sur une «surveillance accrue, effectuée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui se verra communiquer, dans le détail, les plans des installations nucléaires, ainsi qu’une description de chaque bâtiment dans chaque site nucléaire». Les experts de l’AIEA bénéficieront également d’un «accès quotidien (…) et sans annonce préalable aux sites de Fordow et Natanz», tandis que «des données actualisées seront livrées sur le fonctionnement du réacteur d’Arak». Voilà pour les engagements iraniens.
Du côté des six grandes puissances signataires de l’accord, on s’engage à alléger les sanctions prises au fil des années contre Téhéran.

Le chemin sera long
L’Iran obtient ainsi la «suspension des efforts pour réduire davantage les ventes par l’Iran de pétrole brut, permettant aux clients actuels du pays de continuer d’acheter en moyenne les mêmes volumes». Les Etats-Unis apportent leur pierre à l’édifice en «suspendant les sanctions sur l’industrie automobile de l’Iran et sur les services qui y sont liés». L’Union européenne, comme le Conseil de sécurité et l’Administration américaine, s’engagent à ne pas prendre de nouvelles sanctions à l’encontre de l’Iran, pendant la durée de l’accord. Le régime des mollahs obtient également des 5+1 l’établissement d’un système de financement permettant le commerce humanitaire pour satisfaire les besoins de l’Iran. Le secteur de l’or et des métaux 
précieux − comme les services qui y sont liés −, les exportations pétrochimiques iraniennes voient aussi les sanctions en cours suspendues. L’Iran se voit autorisé à effectuer des réparations et des inspections pour certaines compagnies aériennes nationales. Sur un autre volet, le plan autorise Téhéran à payer les bourses d’études de ses étudiants à l’étranger pour 400 millions de dollars.
Preuve si l’on en doutait encore que cet accord n’est que la première étape d’un long cheminement, la plupart des sanctions américaines et onusiennes, commerciales et financières, resteront en vigueur pendant la durée de l’accord. Le chef de la diplomatie américaine, John Kerry, l’a lui même rappelé, «95% des sanctions se maintiendront». Toutefois, Téhéran devrait parvenir à récupérer une partie substantielle des 45 milliards de dollars d’avoirs, bloqués dans différentes banques mondiales.

Thierry Coville, chercheur spécialiste de l’Iran à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), estime que «cet accord prend en compte les intérêts des deux parties». L’important, note-t-il, c’est «qu’un peu de confiance a été rétablie mais le chemin reste long». Ardavan Amir-Aslani, spécialiste du Moyen-Orient et auteur d’un livre au titre visionnaire Iran/ Etats-Unis, les amis de demain ou l’après-Ahmadinejad, estime qu’«en tout état de cause il s’agit d’un accord intérimaire qui ne vise qu’à procurer du temps aux parties afin qu’elles puissent négocier sur les six mois à venir un accord définitif».

Très précis, l’accord trouvé à Genève n’en reste pas moins sujet à interprétations. Depuis Washington, Barack Obama a estimé qu’«aujourd’hui, la diplomatie a ouvert une nouvelle voie vers un monde plus sûr, un futur dans lequel nous pourrons vérifier que l’Iran a un programme nucléaire pacifique, et qu’il ne peut pas se procurer l’arme atomique». Tout en ajoutant que «si l’Iran ne respecte pas totalement ses engagements pendant cette phase de six mois, nous mettrons fin à l’allègement des sanctions et augmenterons la pression», sans doute pour calmer la colère israélienne.
Côté iranien, l’accord de Genève signifie, avant toute chose, la reconnaissance internationale du droit iranien à l’enrichissement nucléaire. Hassan Rohani, qui célébrait opportunément les cent jours de son arrivée au pouvoir, a qualifié mardi cet accord de «la plus grande victoire diplomatique» et espéré que les sanctions seraient levées, «pas à pas», au terme d’un accord global. Là où les Occidentaux souhaitaient un démantèlement du programme nucléaire de l’Iran, ils n’auront obtenu qu’un gel. Et les Iraniens, que pas un gramme d’uranium enrichi ne quittera le territoire iranien.
Au-delà de cet accord apparaît en filigrane, un véritable tournant dans les relations américano-iraniennes. D’ennemis jurés depuis la révolution islamique de 1979, les deux pays reprennent langue, comme l’a prouvé la tenue de négociations secrètes entre Washington et Téhéran, et ce, depuis huit mois. La journaliste d’al-Monitor, Laura Rosen, a ainsi révélé sur son blog The Back Channel, que des discussions avaient été menées par William Burns, vice-secrétaire d’Etat américain, Jake Sullivan, conseiller pour la sécurité nationale de Joe Biden, le vice-président des Etats-Unis, et Puneet Talwar, spécialiste de l’Iran, de l’Irak et des affaires du Golfe persique à la Sécurité nationale, avec des responsables iraniens depuis le début 2013. Alors que Mahmoud Ahmadinejad était toujours au pouvoir et avant même que le nom de Hassan Rohani ne circule comme possible présidentiable.
Les rencontres, au nombre de cinq au moins, ont débuté à Mascate, Oman. Le sultanat avait par le passé, fait office d’intermédiaire entre les deux pays dans l’affaire des trois randonneurs américains détenus en Iran depuis 2009. Ces négociations bilatérales secrètes auraient, selon des officiels américains, été cruciales pour aboutir à l’accord signé le 23 novembre. D’autant qu’elles ont été engagées avec la bénédiction du Guide suprême Ali Khamenei, à qui le prédécesseur de Mohammad Javad Zarif aux Affaires étrangères, Ali Akbar Salehi, avait soumis un courrier recommandant «de vastes discussions avec les Etats-Unis».
Au final, ces négociations parallèles ne sont pas si surprenantes. Lors de son arrivée à la Maison-Blanche, Barack Obama avait signifié la rupture avec la politique de George W. Bush et tendu la main vers l’Iran. Une attitude qui n’est pas sans rappeler celle initiée par certains néoconservateurs américains, au lendemain des attentats du 11 septembre. Déjà à l’époque, des contacts avaient été engagés entre les deux pays, avec l’objectif d’opérer un grand basculement, qui n’aura finalement pas eu lieu.
Hormis le dossier nucléaire, ces négociations secrètes ont aussi abordé bon nombre d’autres sujets cruciaux. Dont «celui du rétablissement des relations diplomatiques entre l’Iran et les Etats-Unis, interrompues depuis 1980, et celui du rôle de l’Iran dans la région après son retour dans le concert des nations», juge Ardavan Amir-Aslani.
Le nouvel ordre iranien
Parmi les enjeux, figurent notamment «les crises régionales, avec la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan, ainsi que les échanges économiques», souligne Thierry Coville. «Les Etats-Unis espèrent trouver en Iran la puissance régionale qui pourra travailler avec eux pour stabiliser la région. Du côté américain, on veut tourner la page des années Bush, marquées par des engagements militaires très coûteux, et développer une politique d’influence plus efficace que par le passé», analyse le chercheur. Idem pour Amir-Aslani qui estime que «Washington sait qu’il ne peut y avoir de retrait américain de l’Afghanistan ni de paix en Irak ou en Syrie sans le soutien de l’Iran». Les Américains compteraient sur les Iraniens pour faciliter le retrait de leurs troupes d’Afghanistan, dès la fin 2014. Notamment en sécurisant les zones frontalières.

Concernant l’Irak, Washington comme Téhéran travailleraient à consolider le pouvoir en place et surtout à éviter que le pays n’éclate.
Autre dossier, et non des moindres: la Syrie. La signature de l’accord intervient à point nommé, alors que la conférence de 
Genève II est annoncée pour le 22 janvier. La Russie souhaite déjà que l’Iran y participe. La chose n’est pas encore acquise, côté américain, même s’ils sont convaincus du rôle incontournable de l’Iran à ce sujet. A cela s’ajoute le fait que le dossier syrien reste pour l’heure, la chasse gardée des Pasdarans, beaucoup moins enclins aux concessions à tout crin.
Autres sujets de contentieux, selon Thierry Coville, le soutien de l’Iran au Hezbollah, ou la position du régime vis-à-vis d’Israël. Ardavan Amir-Aslani ajoute à cela «l’enjeu des quelque quarante milliards de dollars d’avoirs iraniens bloqués aux Etats-Unis depuis la révolution iranienne». «Il y a aussi la question des sanctions frappant le secteur pétrolier iranien, ainsi que celles ayant entraîné la coupure du système bancaire iranien du système mondial. Sans oublier le patrimoine immobilier iranien gelé aux Etats-Unis ou encore le sort de l’ancien agent du FBI porté disparu en Iran», rappelle-t-il.
Le rapprochement irano-américain, serait aussi, selon cet expert, lié à d’autres impératifs. «L’indépendance énergétique américaine prévue à l’horizon 2017 et sa prochaine qualité de pays exportateur de pétrole font que Washington a, de plus en plus, tendance à regarder les pétromonarchies du Golfe persique comme des concurrents et plus comme fournisseurs pétroliers indispensables. Obama n’a jamais caché que son mandat allait marquer un ‘‘pivot vers l’Asie’’. Les réserves minières de l’Iran et celles de l’Irak, c’est-à-dire le pétrole chiite, dépassent les réserves pétrolières des pays arabes sunnites», explique-t-il. «Globalement, il va y avoir un basculement américain du sud du Golfe persique vers le nord. Les Américains ont compris que le conflit de civilisation qui les menaçait n’était pas avec l’islam chiite mais avec l’islam sunnite dans sa version wahhabite. Ils se souviennent des quinze Saoudiens qui ont détruit les Twins Towers à New York en 2001. Enfin, l’Amérique a besoin de la puissance iranienne pour contenir la Chine et limiter son accès aux gisements d’hydrocarbures du Moyen-Orient».

La région est donc à l’aube de grands bouleversements. «La cartographie des pouvoirs sera modifiée», analyse Amir-Aslani. «C’est un retour vers les années 70 où la région était marquée par une alliance forte entre Washington et Téhéran. Les pétromonarchies qui s’étaient habituées à être seules récipiendaires du soutien de Washington devront se contenter de la deuxième place. Les pays chiites, minoritaires dans l’islam, deviendront dominants». Si la dimension économique n’est pas négligeable (voir encadré), Ardavan Amir-Aslani estime que c’est surtout «une nouvelle alliance politique qui se dessine. L’Amérique va compter sur l’Iran pour tenir le Moyen-Orient et y restaurer l’ordre. Un ordre iranien», juge-t-il. Au détriment des pays arabes du sud du Golfe persique, comme l’Arabie saoudite, mais aussi la Turquie, qui pourrait être obligée de revoir ses ambitions de leader incontournable dans la région, à la baisse. Cela pourrait aller plus vite que prévu. «Souvenons-nous de la Birmanie, qui est passée en dix-huit mois, du statut de paria à celui d’allié militaire des Etats-Unis dans le Pacifique. Le retour de l’Iran suivra le même calendrier», prédit Amir-Aslani. 


Un eldorado pour le business?
La dimension économique de l’accord entre l’Iran et les 5+1 est non négligeable. La levée partielle des sanctions internationales devrait avoisiner les six à sept milliards de dollars. Une vraie bouffée d’air frais pour l’économie iranienne.
En outre, un retour de l’Iran dans le système économique international serait, selon Amir Ardavan-Aslani, «le plus grand ajout depuis l’incorporation des pays du bloc de l’Est après la chute de l’URSS». «Les besoins iraniens en investissements se chiffrent à plus de 300 milliards de dollars». Une vraie manne que les entreprises américaines comme européennes ne comptent pas laisser passer.
Dans Le Figaro, Georges Malbrunot, qui cite une source du Golfe, écrit que «les Iraniens auraient promis une centaine de milliards de dollars d’affaires aux sociétés américaines». En lice, Boeing, qui «lorgnerait le très lucratif marché des dizaines d’avions d’Iran Air à remplacer». General Motors serait aussi en embuscade, ainsi qu’Exxon ou Chevron pour la filière pétrolière et gazière. Côté 
européen, les constructeurs français Peugeot et Renault, mais aussi Total, sont sur les rangs. La Grande-Bretagne et l’Allemagne ne sont pas en reste.
Le vice-ministre iranien des Transports, Ali Mohammad Nourian, a déjà annoncé que plusieurs compagnies aériennes américaines souhaitaient organiser des vols directs à destination de Téhéran.

Jenny Saleh

Article isssu du l’Hebdo Magazine.

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