Téhéran joue la stratégie de l’équilibriste

Grâce à ses “dérapages contrôlés”, l’Iran espère obtenir enfin des Européens les mesures de soutien promises.

Dimanche 7 juillet, l’Iran a décidé de rompre avec l’un de ses engagements de l’accord de Vienne, en reprenant le jour même l’enrichissement d’uranium au-delà de la limite imposée en 2015 (3,67%) et en la portant à 4,5%. Les inspecteurs de l’AIEA devront dans les prochaines semaines confirmer si cette menace a été concrètement mise à exécution. Hassan Rohani a également prévenu que l’Iran serait tout à fait en mesure de relancer le réacteur à eau lourde d’Arak, dont le cœur avait été retiré et où du béton avait été coulé, selon un rapport de l’AIEA de janvier 2016.

Hassan Rohani a justifié cette entorse faite à l’accord en dénonçant l’inaction des Européens pour soutenir et aider l’Iran face aux sanctions américaines. « Trop peu, trop tard », pour le président iranien, qui a également déclaré que de nouvelles mesures pourraient être prises tous les 60 jours si la diplomatie ne permettait pas de résoudre la situation. De son côté, Ali Akbar Velayati, conseiller du Guide Suprême Ali Khamenei, a estimé que les annonces iraniennes n’étaient qu’une réponse légitime et graduée envers les Etats-Unis et les Européens, qui chacun à leur niveau ont « violé » l’accord. La Chine a pris en outre le parti de l’Iran en justifiant sa décision face à la « pression maximale » imposée par les Etats-Unis depuis mai 2018.

En effet, depuis le retrait américain de l’accord de Vienne il y a un an, et la mise en place de sanctions particulièrement pénalisantes pour l’économie iranienne, Téhéran a recherché désespérément l’aide des Européens pour y faire face et pouvoir rester dans l’accord. Las, aucune des solutions proposées par ces derniers ne s’est avérée efficace à ce jour. Rohani a donné régulièrement aux Européens des ultimatums de 60 jours pour se conformer à leurs obligations de soutien, sans que ces injonctions soient suivies d’effets tangibles. L’annonce de la reprise de l’enrichissement d’uranium a néanmoins inquiété la Grande-Bretagne et l’Allemagne, qui depuis des semaines enjoignent l’Iran à rester dans le cadre prévu en 2015. Benjamin Netanyahu, l’un des critiques les plus fervents de l’accord, a même conseillé aux Européens de suivre l’exemple américain et d’imposer leurs propres sanctions à l’Iran.

La France, plus réservée, a une nouvelle fois encouragé toutes les parties à reprendre les négociations, et se refuse à solliciter la commission de règlements des différents, qui pourrait éventuellement mener à une réimposition des sanctions onusiennes sur l’Iran. Emmanuel Macron et Hassan Rohani se sont ainsi mis d’accord pour tenter de trouver des conditions satisfaisantes à un maintien de l’accord d’ici le 15 juillet. Le président iranien a d’ailleurs précisé que toutes ses annonces seraient réversibles, pour peu que les autres signataires de l’accord respectent enfin leurs engagements. Une levée totale des sanctions serait à ce titre un signe accueilli favorablement, mais parfaitement illusoire de la part des Etats-Unis.

Dans le but de se faire entendre,  l’Iran a choisi depuis plusieurs semaines de déployer une stratégie diplomatique risquée, faite de provocations maîtrisées afin de susciter la réaction des Européens face à la fois au durcissement des sanctions américaines, et des tentatives de Washington pour causer un incident justifiant une intervention militaire dans le Golfe Persique.

La reprise de l’enrichissement d’uranium poursuit cette stratégie, et de l’avis même de nombreux experts, elle s’apparente davantage à un geste politique qu’à un réel manquement aux termes de l’accord de Vienne. A ce niveau, elle ne permettra pas de lancer un programme nucléaire militaire, et les Iraniens n’ont de surcroit aucun intérêt à sortir d’eux-mêmes de l’accord pour s’exposer volontairement à de nouvelles sanctions onusiennes, semblables à celles qui ont paralysé leur économie pendant près de dix ans.

Mais pendant deux ans, les Iraniens se sont conformés aux conditions de l’accord de 2015, sans en recevoir les bénéfices promis. Après le retrait américain, les Européens ont échoué à proposer une solution efficace et pérenne. L’Iran a fini par se souvenir qu’en politique, seul celui qui sait manier efficacement le rapport de force obtient ce qu’il souhaite in fine.Alors, les Iraniens répondent à la hauteur de la pression américaine. Une façon de se faire entendre des Européens, qui depuis un an ont largement donné la preuve de leur inefficacité diplomatique et technique.

De surcroit, la stratégie américaine de la « pression maximale » n’a fait pour l’instant que renforcer le corps des Gardiens de la Révolution sur la scène politique iranienne, puisqu’ils apparaissent désormais comme les hérauts d’un nouveau story-tellingnational, la lutte de la nation iranienne et du peuple iranien solidaire contre l’hégémonie prédatrice américaine.

Les Iraniens en réalité exploitent une faille de l’accord de Vienne. Celui-ci ne prévoit de réactions et de sanctions que dans le cas où l’Iran s’en excluerait totalement. En revanche, rien n’a été prévu pour répondre de façon graduelle à une stratégie de « dérapage contrôlé » comme celle qu’opère l’Iran. Un pied bien dedans, et un autre pas tout à fait dehors : telle est la stratégie de Téhéran, qui pourrait peut-être ramener enfin les signataires à la table des négociations.

L’Iran veut pouvoir vivre en paix et se développer économiquement. Les Etats-Unis veulent la garantie absolue que les Iraniens ne se doteront jamais de l’arme nucléaire. Il est effectivement temps d’ouvrir de nouveaux pourparlers, avant que la stratégie iranienne n’échappe à ceux qui la mènent et qu’un « dérapage incontrôlé » ne survienne…

Par Ardavan Ami-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 10/07/2019.

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