Si le monde musulman paraît naturellement sensible à la cause palestinienne, les considérations géopolitiques peuvent rendre l’équation plus complexe pour certains pays qui entretiennent de bonnes relations avec Israël. L’Azerbaïdjan est de ceux-là, ce qui rend son voisinage avec l’Iran et désormais la Turquie particulièrement délicat alors que le régime iranien cherche à s’imposer comme le leader naturel de la résistance islamique anti-israélienne, et que la Turquie, relativement prudente au lendemain des attaques du 7 octobre, a radicalement changé de discours pour les mêmes raisons.
Alors que les appels à cesser les hostilités dans la bande de Gaza se multiplient à travers le Moyen-Orient et plus largement au sein du monde musulman, le discours critique contre l’Etat hébreu et les appels à rompre les liens économiques et diplomatiques ne trouvent aucun écho particulier à Bakou. L’Azerbaïdjan cultive en effet depuis son indépendance une relation très étroite avec Israël, notamment sur le plan énergétique puisqu’il couvre, avec le Kazakhstan, plus de la moitié de ses besoins pétroliers – l’Azerbaïdjan est d’ailleurs un partenaire plus essentiel puisqu’il fournit à lui seul 40% de la demande israélienne. Mais c’est sur le plan sécuritaire et militaire que la collaboration est particulièrement soutenue, puisque 70% de l’équipement militaire azéri a été fourni par les industries de défense israéliennes. Autre argument diplomatique non négligeable, l’Azerbaïdjan bénéficie à Washington de l’appui des lobbies pro-israéliens, ce qui explique peut-être l’absence de mesures de sanctions à son encontre, en dépit de ses graves entorses au droit international et au respect des droits de l’homme.
Cette relation sert à la fois les objectifs stratégiques de l’Azerbaïdjan et d’Israël. Le réarmement inexorable de l’Azerbaïdjan depuis sa défaite contre l’Arménie en 1994 doit ainsi beaucoup à l’Etat hébreu, dont l’arsenal de pointe lui a permis de récupérer la majeure partie des territoires perdus du Haut-Karabakh lors de la « guerre des 44 jours » à l’automne 2020. Le processus s’est achevé en septembre dernier avec l’offensive éclair du 19 septembre, qui a entraîné l’exil de 100 000 Arméniens de l’enclave et sa reconquête définitive par Bakou.
Avoir un pied en Azerbaïdjan sert également les intérêts israéliens contre l’Iran, tant sur le plan opérationnel et du renseignement qu’en matière de disruption. Israël appuie naturellement la position de Bakou en faveur de l’irrédentisme azéri dans le nord-ouest de l’Iran, région régulièrement désignée comme « l’Azerbaïdjan du Sud » par Ilham Aliyev… en dépit du fait que l’Azerbaïdjan en tant que pays souverain n’existe que depuis 1918, tandis que l’Iran en tant qu’Etat existe depuis plusieurs millénaires. Pour autant, l’hypothétique « réunification » de toutes les populations azéries constitue une menace naturelle pour l’intégrité territoriale et ethnique de l’Iran. Ce sécessionnisme a d’ailleurs pu trouver un écho jusqu’à Washington auprès de certains think-tank proches des Républicains, très influents sur la « politique iranienne » de Donald Trump entre 2016 et 2020. L’idée qu’une désintégration territoriale soit envisagée à ce point justifie la méfiance de Téhéran face à toute tentative d’encerclement de l’axe turco-israélien à ses frontières. Son opposition au corridor du Zanguezour, dont le tracé oscille entre un passage par l’Arménie ou par l’Iran, trouve ainsi sa justification dans ces relations stratégiques opaques et hostiles à sa stabilité et sa projection de puissance dans la région.
Alors que les relations entre l’Iran et l’Azerbaïdjan n’ont fait que se dégrader depuis l’arrivée au pouvoir d’Ebrahim Raïssi en 2021, il apparaît d’autant plus douteux que Bakou cède aux sirènes d’une politique anti-israélienne. Fort de sa récente victoire dans le Caucase, Ilham Aliyev n’a en effet aucune urgence, aucun intérêt à complaire à la République islamique, d’autant plus qu’en dépit d’une sympathie certaine pour la cause palestinienne, l’opinion publique azérie ne réclame aucun boycott de l’Etat hébreu. Dans un pays où la haine de l’Arménien est devenue une idéologie à part entière, l’aide d’Israël dans la reconquête du Haut-Karabakh a, au contraire, été fortement appréciée. Aussi, entre une meilleure entente avec l’Iran et les bénéfices de sa relation israélienne, le choix de Bakou sera donc vite fait.
L’équation est donc particulièrement difficile pour l’Iran, qui doit contrebalancer ses positionnements vis-à-vis de la relation israélo-azérie avec la nécessité d’améliorer son entente avec ses voisins. En dépit d’une rhétorique régulièrement hostile, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont ainsi tenté de discrets rapprochements économiques, notamment en développant le corridor commercial et de transport Nord-Sud. Téhéran semble également se satisfaire des avertissements envoyés à son voisin grâce aux exercices militaires régulièrement opérés à leur frontière commune. Aussi importante soit-elle symboliquement pour l’Iran, la question de Gaza ne saurait donc interférer dans sa relation bilatérale avec l’Azerbaïdjan.
L’Iran pourrait en revanche trouver avec la Turquie un soutien de circonstances face à Israël, qui risque de placer l’Azerbaïdjan, son allié naturel, en délicate position stratégique. Pour autant, Ankara n’a pas davantage souscrit aux demandes de l’Iran, par exemple en organisant un embargo pétrolier contre l’Etat hébreu. Tout comme l’Iran, la Turquie semble déterminée à s’imposer comme leader naturel des autres nations musulmanes face à Israël, ce qui laisse présager de vives surenchères entre les deux pays.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 12/11/2023.