La paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie est-elle possible ?

Le marché plutôt que la guerre ? Créer des liens économiques pour assurer la paix est en effet un principe fondamental des relations géopolitiques contemporaines, et celui-ci a d’ailleurs largement présidé à la fondation de l’Union européenne. De fait, l’Europe occidentale est en paix depuis 1945, un phénomène jamais vu au cours des siècles précédents. La recette fera-t-elle des émules dans le Caucase ? Après trente ans de bellicisme et d’échec d’une solution diplomatique sur la question du Haut-Karabakh, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont laissé entendre ces dernières semaines qu’un accord de paix entre les deux pays pourrait être signé d’ici la fin de l’année. Surprenante, l’annonce est cependant crédible sur plusieurs points.

Le pragmatisme de la normalisation

Aussi douloureuse soit-elle, la perte semble-t-il définitive du Haut-Karabakh, rendu au giron azéri, a été actée par l’Arménie. C’est pour elle un échec politique indiscutable. Pour éviter de le doubler d’un échec humanitaire, Erevan compte désormais accorder la citoyenneté arménienne ou un statut spécial de réfugiés aux Arméniens de l’enclave, les autorités azéries entretenant sciemment le flou sur leur avenir. Mais cette perte territoriale lève aussi le seul obstacle permanent à toute normalisation de ses relations avec l’Azerbaïdjan. Or, le pragmatisme est un pilier fondamental d’une action politique efficace. En dépit de leurs profonds contentieux et différences, les deux voisins ont aussi un objectif commun : sortir totalement le Caucase du Sud, l’une des régions du monde les moins dotées en infrastructures de transports (tant pour des raisons géographiques que géopolitiques) de l’enclavement, et augmenter ses réseaux de connexion vers l’Asie et l’Europe. En effet, à cause du différend sur le statut de l’enclave, la frontière entre l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Turquie est demeurée fermée durant près de trente ans, ne permettant à Erevan que des connexions limitées vers le nord, via la Géorgie et la Russie, et l’Iran au sud. Pour l’Azerbaïdjan, les effets ont été tout aussi négatifs, ses exportations d’hydrocarbures vers l’Europe dépendant exclusivement des possibilités de transit offertes par la Géorgie.

Le projet arménien “Crossroads for peace”

Le temps serait-il venu pour le Caucase de devenir un hub énergétique et économique ? La région a pu être témoin de cette nouvelle approche volontariste de la part de l’Arménie, lors de la Conférence de la Route de la soie à Tbilissi le 26 octobre dernier. À cette occasion, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a dévoilé un projet baptisé “Crossroads for peace”, dont le but serait de créer de nouvelles interconnexions de transport entre l’Arménie, l’Iran et la Géorgie, mais aussi l’Azerbaïdjan et la Turquie. L’inclusion de ces deux derniers voisins a été évidemment remarquée, à peine plus d’un mois après l’offensive azérie contre le Haut-Karabakh avec le soutien turc.

“Le but du projet “Crossroads for peace” serait de créer de nouvelles interconnexions de transport entre l’Arménie, l’Iran et la Géorgie, mais aussi l’Azerbaïdjan et la Turquie”

Le projet de Pachinian est naturellement concurrent de celui, panturquiste, de Bakou et Ankara. Le corridor du Zanguezour, sur lequel repose ce dernier, doit en effet non seulement relier l’enclave du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan, mais également assurer à terme une connexion énergétique entre la Turquie et l’Asie centrale via le Caucase du Sud. Outre l’aspect culturel et turcophone du projet, l’objectif de l’Azerbaïdjan était naturellement de s’assurer un moyen de désenclavement, quitte à se passer de l’approbation de l’Arménie pour y parvenir. Erevan y reste farouchement opposé, tout comme l’Iran, tous deux le considérant comme une intolérable remise en cause de la souveraineté territoriale arménienne.

Une option plus sûre pour l’Azerbaïdjan et la Turquie

Mais l’Arménie a également acté le fait qu’il lui fallait prendre des initiatives pour résister au bellicisme de son voisin, au lieu de demeurer passive et soumise au bon vouloir de ses alliés. L’attitude de la Russie depuis 2020, puissance désormais marquée dans la région par son manque de fiabilité, a été décisive en la matière. Erevan sait que l’Azerbaïdjan et la Turquie ont des objectifs propres que sa proposition risque de compromettre. Mais celle-ci a néanmoins le mérite d’être pour eux politiquement plus “sûre” qu’une campagne militaire, qui risquerait très probablement de susciter une véritable réponse internationale, et donc d’isoler les deux alliés turcs. Ayant désormais atteint son objectif identitaire et nationaliste avec la “reconquête” du Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan pourrait perdre tous ses acquis s’il s’engageait dans l’invasion et la conquête de nouveaux territoires par la force, et au mépris du droit international. Car l’Arménie, État souverain et internationalement reconnu, n’est pas l’Artsakh.

Mais la création d’intérêts économiques communs est en effet une piste crédible pour assurer la stabilité de la région, en plus d’obliger chacun à reconnaître l’intégrité territoriale du voisin.

Un pas vers une paix durable ?

Le projet de Nikol Pachinian est donc particulièrement pertinent pour au moins deux raisons : outre la création d’intérêts économiques communs qui contribueront à la stabilité de la région et sécuriseront la coopération diplomatique de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, il obligera chacun à reconnaître l’intégrité territoriale du voisin et, de facto, à le désarmer. Il incarne un excellent préalable à toute réconciliation entre les deux pays, et ouvre un avenir de développement considérable pour la région, mais aussi au-delà, en permettant de créer des connexions supplémentaires entre l’Europe et l’Asie centrale et de renforcer potentiellement la présence occidentale dans ce carrefour géopolitique essentiel.

“Grande absente du sommet de Tbilissi, la Russie pourrait constituer une force de disruption majeure”

Le fait que les officiels des principales puissances concernées, à savoir l’Azerbaïdjan, la Turquie et l’Iran, aient été présents lors de l’annonce publique du projet, laisse transparaître l’espoir d’une paix durable. Les opposants à la normalisation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, présents dans les deux pays, pourraient néanmoins constituer une force de résistance non négligeable face à cette perspective.

La capacité de nuisance de la Russie

Grande absente du sommet de Tbilissi et de ce fait très remarquée, la Russie pourrait également constituer une force de disruption majeure face à ces projets. Il n’est plus à démontrer que Moscou a sciemment entretenu le “conflit gelé” du Haut-Karabakh et maintenu l’instabilité dans la région afin de conserver son influence dans son “étranger proche” et saborder les intérêts occidentaux en Eurasie. Son absence de soutien militaire envers son alliée arménienne a achevé de nourrir la défiance d’Erevan à son égard, et les relations entre les deux pays se sont dégradées à mesure que l’Arménie se rapprochait stratégiquement des membres de l’Otan, comme la France et les États-Unis. Face à cette perte d’influence et à la perspective de voir une région où elle fut historiquement présente évoluer sans elle, la Russie risque donc d’employer une nouvelle fois sa capacité de nuisance pour maintenir son emprise géopolitique, quitte à oblitérer les minces espoirs de paix qui se présentent pour le Caucase du Sud.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 09/11/2023.