En Algérie, le Hirak est parti pour durer

Les « vendredi 13 » sont parfois connus pour porter malheur… Le pouvoir algérien aurait dû s’en souvenir dès le lendemain de la parodie d’élection présidentielle qui a fait élire Abdelmadjid Tebboune, ex-fidèle du président déchu Abdelaziz Bouteflika. Plus déterminés que jamais, des millions d’Algériens sont ainsi descendus dans toutes les rues du pays, notamment en Kabylie où des heurts violents ont eu lieu, pour dénoncer un « vote truqué, une élection qui ne les concernait pas » et un  « président qui ne les gouvernerait pas ». Le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah comptait pourtant sur cette élection pour consolider son pouvoir. Elle risque peut-être de le lui coûter. 

Le chiffre que tout le monde retiendra de cette élection ne sera pas le score réalisé par Abdelmadjid Tebboune – 58,15% des voix dès le premier tour – mais bien celui du taux d’abstention, qui a battu des records en atteignant près de 60% (la participation n’a été officiellement que de 39,83%) Les partis d’opposition l’estiment même encore plus important, avec 10 à 15% de participation seulement dans certains bureaux de vote. Les isoloirs étaient vides, mais les rues étaient bondées : le seul véritable gagnant du scrutin est bien le « Hirak », le mouvement de contestation qui rythme la vie de l’Algérie tous les vendredis depuis le 22 février dernier, et qui avait appelé au boycott massif du scrutin. 

Le résultat de cette élection et l’obstination du vice-ministre de la Défense, seul homme véritablement aux commandes de l’Algérie depuis le mois de mars dernier pour sauver un système pourtant à bout de souffle, démontrent qu’une sortie de crise est encore bien lointaine et, surtout, que la responsabilité même de cette crise incombe bien à Ahmed Gaïd Salah. 

Initialement soutien d’un cinquième mandat pour un Abdelaziz Bouteflika extrêmement diminué et incapable de gouverner l’Algérie, le général Gaïd Salah a finalement préféré suivre l’opinion publique lorsque les manifestations ont pris de l’ampleur, jusqu’à pousser le président à la démission en avril dernier. Mais depuis la fin de l’intérim constitutionnel assuré par le président du Sénat Abdelkader Bensalah, en juillet dernier, l’Algérie connaît un vide constitutionnel total, le chef d’état-major ayant systématiquement refusé les propositions de l’opposition visant à mettre en place une transition politique. 

Pour ce militaire décrit comme autoritaire, habitué à être obéi et formé à l’école soviétique, la répression visant à faire le vide autour de lui est apparue rapidement comme la seule option possible. Se servant du « Hirak » comme caution morale, Gaïd Salah a ainsi procédé à l’arrestation et au jugement de la plupart des membres du clan présidentiel – le « président-frère » Saïd Bouteflika, plusieurs anciens ministres, sans oublier Mohamed Médiene, le tristement célèbre « Toufik », ex-chef des renseignements. Désormais seul représentant du système et dépositaire du pouvoir face au « Hirak », Gaïd Salah a commencé à réprimer durement les manifestations, pourtant scrupuleusement non-violentes à dessein. Les restrictions aux libertés de manifester, de réunion et d’expression ont considérablement augmenté depuis l’été, sans compter les arrestations d’une centaine de militants du « Hirak » dont les emblématiques Karim Tabbou et Samir Benlarbi. 

De façon à retrouver un semblant de stabilité politique en mettant en place un président civil qui lui laisserait l’exercice réel du pouvoir, Gaïd Salah a finalement décidé unilatéralement en septembre dernier qu’un scrutin présidentiel devrait se tenir d’ici la fin de l’année 2019. La décision a été validée en 24h par les deux chambres du Parlement dépourvues de toute indépendance législative. Gaïd Salah promettait alors une « participation massive » : la réaction rétive des Algériens l’a non seulement décrédibilisé, mais aussi averti que le bras de fer avec l’opinion publique était loin d’être gagné.

Ce scrutin forcé ne peut que resserrer les rangs du « Hirak » : parce qu’aucun des cinq candidats en lice ne représentait les manifestants, mais uniquement ce « système » d’où sont d’ailleurs issus les anciens ministres condamnés à des peines d’emprisonnement la semaine dernière ; parce que la fiabilité des résultats est déjà contestée, des troubles ayant de surcroit jalonné cette journée de vote ; parce que pour toutes ces raisons, l’élection de Tebboune manque totalement de légitimité. Les Algériens ne sont pas dupes : si Tebboune préside, c’est bien Gaïd Salah qui a l’intention de gouverner. Or aujourd’hui, les militaires ne sont pas plus populaires en Algérie que dans d’autres pays du Maghreb, et les manifestants refusent désormais catégoriquement ses ersatz du « système » Bouteflika. 

Néanmoins, sauf à démontrer que des fraudes ont bien eu lieu, Abdelmadjid Tebboune a été démocratiquement élu. Que peut-il faire désormais de ce mandat mort-né, lui qui représente comme les autres ce système rejeté massivement par les Algériens, et a pourtant la lourde tâche de recréer l’unité d’un peuple ? Comment instaurer un dialogue entre un pouvoir isolé, qui l’a refusé jusqu’à présent, mais qui ne peut recourir à l’usage de la force, et un peuple qui milite pacifiquement dans les rues depuis dix mois, mais se refuse à désigner des porte-paroles par crainte de leur arrestation ? 

Les optimistes penchent pour des concessions engagées par le pouvoir envers le « Hirak », et l’ouverture d’une véritable période de transition démocratique. C’est mal connaître Gaïd Salah qui ne souscrira certainement pas à un effacement de l’armée au sein du pouvoir exécutif. Par ailleurs, les premières déclarations de Tebboune ne semblent pas augurer d’un véritable changement politique. 

En somme, l’élection du 12 décembre n’aura résolu en rien la situation de l’Algérie, bien au contraire : celle-ci achève cette année cruciale dans son Histoire récente comme elle l’a commencée, avec autant de désir de changement et tout autant d’incertitude quant à la possibilité de le faire advenir. Même si le général Gaïd Salah semble dire « moi ou le chaos » aux millions d’Algériens qui peuplent les rues, ce discours ne convainc plus depuis longtemps. Les manifestations de « vendredire » sont bien parties pour durer. Celles du 13 décembre ne font que préfigurer la ferveur et la détermination des Algériens pour renverser « le système ». 

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 17/12/2019. 

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