La France est-elle encore l’amie de l’Arménie ?

Lors de la célébration du 108e anniversaire du génocide arménien de 1915 en avril dernier, Emmanuel Macron a réaffirmé le “soutien résolu” de la France à l’Arménie… tout en acceptant les importations gazières en provenance d’Azerbaïdjan. Pourtant, depuis trois ans, ce pays déploie contre les Arméniens du Haut-Karabakh tout un arsenal militaire et idéologique qui vise leur destruction pure et simple. En dépit d’une riche histoire commune et de la présence de la plus importante communauté arménienne d’Europe sur son territoire – plus de 450 000 personnes, dont au moins 80 000 résidant dans la région de Marseille – la France ne sort pas des condamnations formelles envers l’Azerbaïdjan, qui a achevé le 19 septembre l’entreprise de reconquête entamée en 2020 avec l’appui de la Turquie.

Une longue tradition d’amitié

La France a pourtant une longue tradition d’amitié et de proximité avec le peuple arménien, qui débute dès le Haut-Moyen Âge. Les points communs culturels sont en effet nombreux entre l’Arménie, qui fut le premier royaume chrétien du monde fondé en 301 après J.C, et la France, “fille aînée de l’Église”. Du règne de Soliman le Magnifique à la chute du califat ottoman en 1923, la France a été chargée, en vertu des capitulations, de la protection des minorités chrétiennes de l’Empire ottoman. Et bien avant le génocide de 1915, les intellectuels et hommes politiques français ont pris fait et cause pour les persécutions commises à l’encontre des Arméniens ottomans.

“Les points communs culturels sont en effet nombreux entre l’Arménie, qui fut le premier royaume chrétien du monde fondé en 301 après J.C, et la France, “fille aînée de l’Église”

De cet intérêt pour les “peuples d’Orient” naquit en 1900 le journal ‘Pro Armenia’, dont le comité éditorial réunissait aussi bien Jean Jaurès que Georges Clemenceau ou encore Anatole France, et qui inaugura le mouvement arménophile en France. C’est encore la France qui s’imposa comme protectrice des Arméniens dans les années qui ont suivi le génocide, puisque la Cilicie – correspondant aujourd’hui à l’actuelle province turque d’Adana – a été une terre de refuge pour les Arméniens sous forme de protectorat français, et que notre pays est également devenu à partir de cette époque le lieu d’exil “naturel” de la diaspora arménienne.

L’amitié franco-arménienne est telle depuis le début du XXe siècle qu’elle explique en grande partie le contentieux particulièrement vif entre la France et la Turquie à propos de la reconnaissance du génocide arménien, tout comme le fait qu’elle ait été l’un des pays les plus divisés face à la perspective d’une adhésion turque à l’Union européenne. C’est, encore une fois, la France qui fut l’un des premiers pays à reconnaître officiellement le génocide arménien et la République d’Arménie en 1998, suite à l’adoption à l’unanimité d’une proposition de loi de l’Assemblée nationale.

L’attentisme européen, un mauvais calcul

Cependant, au plus haut niveau de l’État français, la réactivité diplomatique est loin d’être à la hauteur de la situation vécue par les 100 000 Arméniens de l’Artsakh qui ont déjà trouvé refuge en Arménie voisine. Le temps de Jaurès et d’Anatole France, qui appelaient dès les années 1890 à une intervention militaire pour défendre le peuple arménien, est-il révolu ? Aujourd’hui, les parlementaires français de tous les bords politiques poursuivent malgré tout la tradition de leurs prédécesseurs, en exprimant régulièrement leur soutien aux Arméniens du Haut-Karabakh depuis le début du conflit via des tribunes, des propositions de résolution et des rapports d’information. Récemment, le Sénat a de nouveau réclamé la remise en cause de l’accord énergétique signé entre l’Azerbaïdjan et l’Union européenne en juillet 2022, tout comme le Parlement européen, qui a adopté le 5 octobre, et à une très large majorité, un texte réclamant également “des sanctions ciblées” contre Bakou.

“Le temps de Jaurès et d’Anatole France, qui appelaient dès les années 1890 à une intervention militaire pour défendre le peuple arménien, est-il révolu ?”

Mais le relatif silence de la France à l’égard des Arméniens du Caucase s’explique par le poids de mauvais calculs géostratégiques. En entraînant le continent européen dans la guerre, le conflit ukrainien a en effet fragilisé l’équilibre énergétique des membres de l’Union européenne, jusqu’alors clients du gaz russe. D’ici à 2027, ceux-ci vont donc doubler leurs importations de gaz en provenance d’Azerbaïdjan, qui permettront de satisfaire 5 % de leur consommation annuelle. Par ailleurs, alors que l’Europe cherche à développer des infrastructures de transport entre le continent et l’Asie centrale tout en évitant la Russie et l’Iran, l’Azerbaïdjan a réussi à s’imposer comme un partenaire incontournable. Autant de sujets qui divisent les Européens sur les décisions à prendre face au bellicisme de cet allié qui commence à devenir gênant…

À long terme, l’attentisme est pourtant une erreur de calcul. Car le conflit, loin d’être résolu, risque désormais de s’étendre. Après l’offensive azérie contre le Haut-Karabakh, les Arméniens de la province du Syunik, au sud de l’Arménie, assurent que les “Azéris sont déjà là”. Ilham Aliyev et Recep Tayyip Erdogan n’ont pas caché que leur prochain objectif était la réalisation du corridor du Zanguezour, cette connexion terrestre qui doit rattacher l’enclave du Nakhitchevan au reste de l’Azerbaïdjan, quitte pour cela à remettre en cause l’intégrité territoriale de l’Arménie ainsi que sa frontière commune avec l’Iran.

La France pour prendre la tête de la réponse européenne

Patrie auto-proclamée des droits de l’homme, la France, en vertu de son passé commun avec l’Arménie et du respect qu’elle doit à la communauté arménienne présente sur son sol, ne peut plus tolérer la poursuite du nettoyage ethnique et culturel en cours en Transcaucasie, comme elle ne peut plus se contenter d’appels à la raison et de manœuvres diplomatiques. L’envoi de matériel militaire à l’Arménie, ou les rassemblements diplomatiques – comme le dernier sommet de la Communauté politique européenne où, bien que convié, l’Azerbaïdjan a brillé par son absence – ne suffiront pas davantage.

“La France a désormais l’opportunité de s’imposer comme moteur de la réaction européenne face au passage en force des autorités azéries : exiger la suspension de l’accord gazier (…) et organiser l’intervention d’une force internationale dans la région”

Alors que ces dernières années, les Vingt-Sept ont systématiquement failli à coordonner leur position face à l’Azerbaïdjan, la France avait fait partie des rares pays à proposer la mise en place de sanctions contre Bakou, et sa demande demeure toujours en suspens. Elle a désormais l’opportunité de s’imposer comme moteur de la réaction européenne face au passage en force des autorités azéries : exiger la suspension de l’accord gazier signé en juillet 2022, expulser le personnel diplomatique azéri du territoire français, geler les avoirs des dirigeants azéris, coordonner l’aide humanitaire vers l’Arménie et organiser l’intervention d’une force internationale dans la région. Il est en effet plus que temps pour notre pays de renouer avec sa mission historique et morale de protectrice de l’Arménie, qui risque plus que jamais d’être la prochaine cible de la prédation de l’Azerbaïdjan.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 12/10/2023.