La logique court-termiste de la diplomatie du portefeuille

Un mois après le rapprochement diplomatique entre Israël et les Emirats Arabes Unis, le royaume de Bahreïn a normalisé à son tour ses relations avec l’Etat hébreu, devenant le quatrième Etat arabe, après l’Egypte en 1979 et la Jordanie en 1994, à en reconnaître l’existence.

La question de savoir si ce réalignement stratégique changera fondamentalement les équilibres au Moyen-Orient se pose souvent à travers la presse, et la réponse qu’on peut y apporter est douteuse.  Les rapprochements israélo-arabes que l’on a pu observer cette année n’ont rien de soudain, et sont bien plus liés à des intérêts stratégiques qu’à la recherche de la paix et de la stabilité dans la région. Ils sont d’abord et avant tout l’aboutissement de plusieurs années de diplomatie discrète menée par les pétromonarchies du Golfe Persique auprès d’Israël par crainte d’un ennemi commun, l’Iran, dont la montée en puissance régionale s’est considérablement accélérée depuis le début des années 2000.  Par ailleurs, les pays arabes du Golfe Persique apprécient en Israël un partenaire économique de premier plan, et profitent de la performance de ses technologies de pointe – notamment pour développer leurs propres systèmes de surveillance. L’Etat hébreu pour sa part tire un intérêt certain de ces alliances avec le monde arabe, afin d’amoindrir le poids de l’Autorité palestinienne dans les négociations sur l’avenir des territoires occupés.

Mais début 2020, face au risque de voir Israël annexer la Cisjordanie par l’entremise du plan de paix au Proche-Orient, les Emirats ont rapidement soumis un choix clair aux Israéliens : l’annexion, ou la normalisation, cette dernière option créditant au passage Washington d’une « victoire » en matière de politique étrangère en pleine année électorale. Tout le monde, en somme, avait à bénéficier de ce « coup » diplomatique : la normalisation des relations avec Israël a ainsi permis aux Emirats de conclure leurs acquisitions d’équipement militaire aérien auprès des Etats-Unis, et il semblerait que Bahreïn suive l’exemple en s’équipant de systèmes de défense aérien américains. Cette dialectique économique et sécuritaire démontre une fois de plus à quel point ni la question palestinienne ni la solidarité arabe ne sont plus à l’ordre du jour, tandis qu’à défaut de contribuer à un accord équilibré entre Israéliens et Palestiniens, l’administration Trump soutient ces nouvelles alliances pour satisfaire ses intérêts politiques et financiers immédiats, ainsi que sa « stratégie iranienne ».

On peut cependant s’interroger sur la pertinence de ce calcul à courte vue, tant de la part des Israéliens que des Américains. Car d’un point de vue diplomatique et culturel, que pèsent en effet deux micro-Etats plus petits que l’Autriche (pour les Emirats), ou que l’île de Manhattan (pour Bahreïn), et dont les populations de nationaux cumulées atteignent à peine les 1,5 millions de personnes, pour influencer un monde arabo-musulman fort d’environ 400 millions d’Arabes et de plus d’un milliard de musulmans ? A l’inverse, l’Egypte, première puissance du monde arabe peuplée de 100 millions d’habitants, dotée d’une influence culturelle historique indéniable, et de surcroit interlocuteur privilégié entre le monde arabe et Israël depuis 1979, a été délibérément écartée du processus de négociation israélo-arabe. L’humiliation est d’autant plus forte que cette perte manifeste d’influence l’isole dans la région et menace ses propres intérêts stratégiques.

De la même manière, le rapprochement idéologique entre Narendra Modi et Donald Trump, renforcé par des considérations économiques et stratégiques de la part des Américains – vente de matériel militaire et positionnement face à la Chine – amoindrit fortement l’influence régionale du Pakistan, seule puissance nucléaire du monde musulman, doté de sa meilleure armée et d’un poids démographique qui en fait le second Etat musulman du monde. Soucieuse de suivre les Etats-Unis dans leur rapprochement avec l’Inde, l’Arabie Saoudite dédaigne ainsi son allié pakistanais et toute solidarité musulmane sur la question du Cachemire, au point d’empêcher le Premier ministre Imran Khan de se rendre en Malaisie pour évoquer le sujet, ou de refuser de recevoir le chef d’état-major des armées pakistanaises en visite à Riyad. L’absence du Pakistan du dialogue inter-afghan, qui s’est ouvert au Qatar samedi 12 septembre, est la dernière humiliation en date subie par un pays au rôle pourtant stratégique dans l’équilibre du Moyen-Orient et de l’Asie centrale.

Ces mouvements diplomatiques, loin de produire un rééquilibrage, induisent au contraire un déséquilibre hautement préjudiciable. Désormais, il apparaît clairement que les alliances historiques nouées avec de grands pays au poids démographique, culturel et militaire incontestable, sont écartées au profit d’alliances sans éclat et sans intérêt géopolitique majeur pour servir des considérations économiques et sécuritaires. C’est la logique court-termiste et la « diplomatie du portefeuille » qui l’emportent sur les liens historiques, et sur une authentique vision politique.

Cette recomposition des alliances entre Israël et certains pays arabes sous le patronage américain pourrait cependant initier d’autres rapprochements par effet domino. Rien n’interdit en effet de penser que le Pakistan, voisin immédiat de l’Iran, et même l’Egypte, puissance ancienne et longtemps rivale, reconsidèrent leurs partenariats et resserrent leurs liens avec Téhéran, constituant ainsi un front commun au poids autrement plus conséquent que celui des pétromonarchies du Golfe Persique au Moyen-Orient. A la faveur d’un retour de l’Iran sur la scène internationale, les grandes puissances du monde arabo-musulman pourraient de même réintégrer le jeu diplomatique au détriment de l’influence de micro-Etats, dont la légitimité provient essentiellement de leurs colossaux fonds souverains et non d’une véritable stature historique et politique.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 07/10/2020.

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