Le néo-ottomanisme d’Erdogan à l’épreuve de la réalité

Fort d’une éclatante réussite économique, avec un taux de croissance « chinois » à deux chiffre et des indicateurs de développement plus proches des démocraties occidentales que des régimes autoritaires du Moyen-Orient, Recep Tayyip Erdogan s’est vu récompensé jusqu’en 2019 par des succès électoraux – certes parfois entaché d’irrégularités – incontestables, qui ont conforté son pouvoir.

Si aujourd’hui, le ralentissement économique de la Turquie lui a coûté la fin du soutien d’une bonne moitié de la population turque, l’affaiblissement de son parti, l’AKP, et la perte d’Istanbul et des principales grandes villes du pays aux élections municipales de 2019, Erdogan n’en reste pas moins plus déterminé que jamais à mettre en œuvre ce qui constitue le cœur de son programme politique : « Make Turkey great again ! », rendre à la Turquie sa grandeur du temps de l’Empire ottoman et en faire de nouveau une grande puissance diplomatique et militaire, leader des nations musulmanes du Moyen-Orient.

La démarche d’Erdogan, certes motivée par une histoire personnelle marquée par les vicissitudes politiques de la Turquie au cours de la seconde moitié du XXème siècle, s’inscrit néanmoins dans un héritage politique finalement ancien. Après l’effondrement d’un Empire rongé par la corruption, Mustapha Kemal « Atatürk » voulait déjà faire de la Turquie une grande puissance en la reconstruisant sur le modèle des démocraties occidentales laïques et en bannissant notamment le religieux de la sphère publique.

Erdogan poursuit ce même objectif d’un retour de la grandeur perdue, mais n’a jamais caché chercher son modèle dans le souvenir, parfois fantasmé, de l’Empire ottoman de Soliman le Magnifique ou de Mehmet II le Conquérant. Son indéniable talent d’orateur et de galvaniseur de foules, couplé à un programme national-populiste et une tendance personnelle à l’autoritarisme, a su séduire les Turcs lorsqu’avec l’AKP, il arriva au pouvoir 2002 en promettant de faire de la Turquie, qui plaidait jusqu’alors pour entrer dans l’Union européenne, non pas un « valet » de l’Europe, mais bien une puissance du Moyen-Orient sous l’égide de l’Islam.

Certes, au cours des dernières années, Erdogan a étendu l’influence de la Turquie jusqu’en Afrique, et dans les terres jadis territoires de l’Empire ottoman : les Balkans et le Caucase, et même au-delà, en Asie centrale, qui a connu l’influence de la culture et de l’islam turcs durant des siècles. A la faveur des printemps arabes de 2011, il a commencé à développer une diplomatie impérialiste, intervenant notoirement en Syrie et plus récemment en Libye, devenant un acteur incontournable de la résolution de ces conflits. Mais cette vision possède un talon d’Achille : la latitude laissée à Erdogan pour mener à bien sa diplomatie agressive est corrélée en majeure partie à la stabilité économique de son pays, ce qui la rend par nature extrêmement fragile. En outre, le puissant hybris d’Erdogan a pu l’amener à commettre d’importantes erreurs stratégiques.

La première, qui touche à un manque de réalisme, concerne l’accueil que les pays arabes pouvaient réserver à une puissance ottomane ressuscitée. Pour des raisons historiques évidentes, la majeure partie des Arabes du Moyen-Orient, comme les Grecs, considèrent les Turcs avant tout comme des envahisseurs et des occupants, et sont restés marqués en négatif par le souvenir de plusieurs siècles de domination ottomane. A l’orée des printemps arabes, la Turquie a cru y voir l’occasion de retrouver son prestige auprès des anciens peuples de son empire – ce qui ne s’est pas produit. A ce titre, le soutien exclusif accordé aux Frères musulmans, notamment en Egypte avec Mohammed Morsi, s’est révélé un calcul improductif et à courte-vue. Aujourd’hui, l’Egypte d’Al-Sissi, soutenue de surcroit par les Emirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite, s’oppose clairement à la Turquie, notamment en Libye.

L’impérialisme turc a surtout amené la Turquie à se retrouver de nouveau en concurrence avec deux anciens rivaux historiques : la Russie et l’Iran.

L’engagement en Syrie, où Erdogan affichait trois objectifs – la chute d’Assad, la destruction des peshmergas kurdes et, plus tard, la lutte contre Daech – fut une campagne irréfléchie par bien des aspects. S’y engager sans allié au sein l’OTAN ou de l’Union européenne, face à la Russie – de surcroit membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU – et à l’Iran qui soutiennent le régime en place, l’a entraîné dans un bourbier complexe auquel s’est rapidement ajoutée la question des réfugiés.

A ce titre, le conflit libyen est un nouvel exemple de la stratégie hasardeuse d’Erdogan et de son isolement. Il est devenu le théâtre d’une guerre par procuration entre la Turquie – qui a des intérêts économiques dans le pays et des contrats datant de l’ère Kadhafi à faire honorer – et le Qatar, son seul allié dans le Golfe Persique, contre les Emirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite. La Russie, remplissant le rôle de « gendarme du Moyen-Orient » laissé vacant par les Etats-Unis, y joue à nouveau un rôle d’arbitre ambigu, à la fois pompier et pyromane. Son soutien clairement affiché au maréchal Haftar, auquel Vladimir Poutine fournit technologie et mercenaires, pourrait l’opposer une nouvelle fois à la Turquie, ce qui est pour l’instant évité depuis que les deux dirigeants ont trouvé un accord – aux conditions du président russe, devenu désormais en Syrie et en Libye le maître du jeu.

Par effet dominos, ce conflit isole encore un peu plus la Turquie en Méditerranée orientale, où Chypre, Israël et l’Egypte, alliés pragmatiques autour d’intérêts stratégiques et énergétiques, s’emploient constamment à exclure la Turquie de leurs négociations.

Comme la Russie, l’Iran est un adversaire de la Turquie de très longue date, avec laquelle il partage l’une des frontières permanentes les plus anciennes du monde. Le conflit syrien constitue d’ailleurs leur premier affrontement direct depuis plusieurs siècles. A cette occasion pourtant, c’est l’Iran qui a largement contribué à isoler la Turquie sur la scène politique du Moyen-Orient. A l’inverse des Iraniens qui ont su patiemment bâtir un réseau de soutiens et d’intermédiaires de Bagdad à Beyrouth en passant par Damas, la Turquie n’a pas su développer en Syrie de relais locaux parmi les populations druzes, alevis, sunnites et chrétiennes, et évidemment kurdes, en raison principalement de la proximité d’Erdogan avec les Frères musulmans, pourtant minoritaires en Syrie, qu’il a considérés comme ses seuls soutiens nécessaires. A ce titre, le soutien immédiat, mais réduit à son expression la plus minimale, de la Turquie envers l’Iran après l’assassinat du général Soleimani, architecte du réseau de soutiens iraniens dans la région, fut significatif.

Tout en rejetant de plus en plus radicalement l’Union européenne et l’OTAN, la Turquie n’a pas réussi à se créer d’alliés au Moyen-Orient et en a même perdu. A l’inverse de la Chine, de la Russie ou de l’Iran, qui sont respectés ou craints, la Turquie est simplement seule : sa politique pro-Frères musulmans lui a coûté l’Egypte et le Conseil de Coopération du Golfe, avec la seule exception du Qatar, la met en danger face à l’Iran et la rend tributaire de la Russie, autre vieil ennemi historique. Cette situation est clairement le résultat de politiques mal pensées, mal exécutées, qui ont donc échoué dans leurs objectifs.

A défaut d’avoir rendu sa grandeur à la Turquie, Erdogan l’aura pour l’heure fortement isolée. Paradoxalement, ce constat et les faiblesses de l’économie turque n’ont que peu de chances de l’amener à réviser sa stratégie et se rapprocher des alliés traditionnels de la Turquie, voire même de l’Union européenne, tant le ressentiment envers l’Occident et les questions identitaires constituent aujourd’hui son seul projet politique. En outre, le président turc peut encore se prévaloir, pour protéger son pouvoir, de l’amitié de deux leaders qui lui ressemblent : Vladimir Poutine et Donald Trump. De ce fait, rien semble être amené à évoluer d’ici les prochaines élections présidentielles en 2023. L’année suivante, chargée de symbole, coïncidera avec le centenaire de la chute du califat ottoman. Peut-être verra-t-elle également survenir la chute d’Erdogan, lui qui voulait tant le restaurer.

Par Ardavan Amir-Aslani.

Paru dans l’Atlantico du 15/03/2020.

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