L’enlèvement du journaliste biélorusse, une « extraordinary rendition »

Le 23 mai dernier, le vol Ryanair Athènes-Vilnius était détourné vers Minsk sur ordre du président biélorusse Alexandre Loukachenko, sous prétexte d’une alerte à la bombe organisée par le Hamas. En réalité, le “dernier satrape d’Europe”, au pouvoir depuis 1994, poursuivait une vengeance personnelle à l’encontre du jeune journaliste d’opposition Roman Protassevitch, qui vivait en exil et se trouvait à bord du vol. Arrêté à sa descente d’avion par le KGB biélorusse, sans doute torturé afin d’obtenir des “aveux” filmés, Protassevitch était le rédacteur en chef de la chaîne Telegram Nexta, l’une des principales sources d’information sur les manifestations contre la réélection frauduleuse de Loukachenko en août 2020, mais aussi sur la torture et les conditions de détention dans les prisons biélorusses. Très populaire, sa chaîne a compté près de 800 000 nouveaux abonnés en une semaine. Dangereux pour le pouvoir, le journaliste a donc été placé sur la liste des “individus impliqués dans des activités terroristes” dès novembre 2020, risquant de ce fait la peine de mort dans son pays, ou, à tout le moins, 15 années d’emprisonnement.

Piraterie aérienne et extraordinary rendition

La manœuvre extrajudiciaire qui a abouti à l’arrestation de Protassevitch constitue un palier de plus dans l’escalade de la violence d’État, dont Loukachenko n’est pourtant pas avare. Ces actes de “piraterie aérienne” sont une des manifestations, connues dans le droit international, de ce qu’on nomme en anglais “extraordinary rendition”. Cette technique de contre-terrorisme consiste à transférer d’un pays à un autre des suspects ou des prisonniers politiques en dehors de tout cadre judiciaire ou des procédures normales d’extradition. En ayant fréquemment recours à l’enlèvement, ce procédé circonvient aux lois du pays d’origine en matière d’interrogation, de détention, mais aussi de torture.

“Cette technique de contre-terrorisme consiste à transférer d’un pays à un autre des suspects ou des prisonniers politiques en dehors de tout cadre judiciaire ou des procédures normales d’extradition”

Le premier cas historique avéré de telles manœuvres remonte à 1960, avec l’extradition d’Adolf Eichmann d’Argentine par le Mossad israélien. De nombreux régimes autoritaires usent également de cette pratique, la Chine, la Turquie, mais aussi l’Iran. En février 2010, la République islamique avait ainsi intercepté le vol Dubaï-Bishkek à bord duquel se trouvait Abdolmalek Rigi, leader du groupe terroriste sunnite Jundallah, originaire du Sistan-Baloutchistan, et l’avait forcé à atterrir en territoire iranien pour procéder à son arrestation. Quelques mois plus tard, Rigi était condamné à mort et exécuté à la prison d’Evin, près de Téhéran.

Une pratique officialisée par les États-Unis

Mais ce sont surtout les États-Unis, à partir des années 1980, qui ont véritablement institutionnalisé cette pratique au sein de leurs services fédéraux. En 1986, le président Ronald Reagan signa en toute discrétion une directive d’action secrète, autorisant la CIA à enlever tout ressortissant étranger accusé de terrorisme par les États-Unis à travers le monde. L’année suivante, l’opération “Goldenrod” menée conjointement par le FBI et la CIA, entraîna l’arrestation du terroriste jordanien Fawaz Younis, accusé d’avoir détourné un avion de ligne ayant à son bord deux citoyens américains. Il fut jugé et condamné aux États-Unis.

“En 1986, le président Ronald Reagan signa en toute discrétion une directive d’action secrète, autorisant la CIA à enlever tout ressortissant étranger accusé de terrorisme par les États-Unis à travers le monde”

Dans l’optique de briser la montée des mouvements islamistes au Moyen-Orient, Bill Clinton légalisa par la suite l’extradition de prisonniers américains vers des pays pourtant connus pour pratiquer la torture. D’après d’anciens officiers de la CIA qui se sont exprimés publiquement, selon le sort que Washington voulait voir assigner à un suspect, celui-ci était envoyé “en Jordanie pour un interrogatoire sérieux, en Syrie pour être torturé, en Égypte pour disparaître à jamais”… Les médias et ONG américains ont d’ailleurs dénoncé ces “sites noirs” sous contrôle de la CIA, dont l’emplacement précis reste bien sûr indéterminé mais qu’on retrouverait à travers le Moyen-Orient, l’Europe de l’Est ou l’Asie centrale, abritant une forme de “torture par procuration”. Bien que mis en cause publiquement, Washington a cependant toujours nié l’existence de tels lieux. Dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001 et de la lutte contre Al-Qaïda, l’administration Bush eut régulièrement recours à ce procédé. Entre 2001 et 2005, la CIA aurait ainsi enlevé et extradé vers des pays tiers près de 150 personnes. En 2006, un rapport du Conseil de l’Europe accusait publiquement les États-Unis d’avoir organisé de nombreux enlèvements, transferts illégaux et détentions secrètes au sein même du territoire européen. À son arrivée au pouvoir, l’administration Obama a au contraire pris ses distances avec cette technique particulièrement agressive et illégale de contre-terrorisme.

La géométrie variable de la notion de “terrorisme”

L’ONU considère pourtant l’enlèvement de citoyens par un État comme un crime contre l’humanité et de fait, de telles pratiques brouillent régulièrement les relations diplomatiques entre pays parfois alliés, les “prisonniers fantômes” disparaissant de tout cadre judiciaire légal. La motivation politique ou idéologique de tels actes reste en effet éminemment discutable en raison de l’existence d’un droit international censé encadrer l’appréhension des suspects ainsi que les échanges de prisonniers entre les pays. En outre, la notion de “terrorisme” peut être à géométrie variable. Qu’y a-t-il de comparable entre un terroriste membre de Daech et le journaliste Roman Protassevitch, qui dit pourtant y être clairement assimilé par les autorités biélorusses ?

Des effets contraires en Biélorussie

Paradoxalement, de telles manœuvres peuvent s’avérer contre-productives. En Biélorussie, le durcissement de la répression gouvernementale pourrait ainsi galvaniser l’opposition, qui se trouve depuis plusieurs mois dans une impasse face à l’échec de sa stratégie d’usure. L’arrestation de Protassevitch intervient en effet dans un contexte particulièrement dramatique, où de nombreux opposants ont choisi le suicide, parfois en public – comme dans le cas de Stepan Latypov, prisonnier politique qui s’est tranché la gorge pendant son procès, en pleine salle d’audience – pour manifester leur désespoir face à la tyrannie du pouvoir biélorusse. Mais la psyché populaire, restée très marquée par l’esprit de résistance face à l’occupant nazi et le mouvement de libération nationale de la Seconde guerre mondiale, peut servir l’opposition réfugiée à l’étranger.

“En Biélorussie, le durcissement de la répression gouvernementale pourrait galvaniser l’opposition, qui se trouve depuis plusieurs mois dans une impasse face à l’échec de sa stratégie d’usure”

L’action internationale sera néanmoins indispensable à la fois pour la soutenir dans son combat, mais aussi pour répondre à de telles pratiques de contournement du droit régissant les relations entre pays. L’embarras est tel que Vladimir Poutine lui-même, qui entretient une alliance compliquée avec Loukachenko et craint pourtant toute possibilité de révolution à ses portes, n’a apporté son soutien au gouvernement biélorusse qu’au bout de 48h, et du bout des lèvres. À la suite de l’acte de piraterie aérienne dont Loukachenko s’est rendu coupable, l’Union européenne a décrété une nouvelle vague de sanctions, et un soutien financier accru à l’opposition en exil. On ne peut que souhaiter qu’elle persiste dans ce courage politique et ose désormais aborder les questions qui fâchent – y compris avec ses alliés, et sur bien d’autres sujets diplomatiques délicats.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 08/06/2021.