Les conséquences complexes de l’élection d’Ebrahim Raïssi

Vendredi, c’est l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi, chef de l’appareil judiciaire de la République islamique, qui a été élu avec près de 60 % des votes, rendant tout second tour inutile face aux trois autres candidats en lice qui faisaient office de figurants. Cette élection restera particulière à plusieurs égards. Si les scrutins présidentiels n’ont jamais été véritablement libres en Iran depuis 1979, ils conservaient néanmoins une certaine compétition. Depuis 1997, cette ouverture a permis l’élection de deux présidents réformateurs, Mohammad Khatami en 1997, et Hassan Rohani en 2013. Rien de tel en 2021 : il ressort de cette élection un sentiment d’hyper-contrôle accru de la part du régime, et surtout plusieurs interrogations sur ses conséquences, dans un moment où l’Iran est plus que jamais en train de jouer son avenir.

“Depuis 1997, cette ouverture a permis l’élection de deux présidents réformateurs, Mohammad Khatami en 1997, et Hassan Rohani en 2013. Rien de tel en 2021”

Prenons ainsi le retentissement international de ce nouveau visage de la présidence iranienne, et son possible impact sur les relations diplomatiques. Si on peut s’attendre à très peu de changements sur le fond, sur la forme, les échanges seront sans doute plus âpres et difficiles, les conservateurs étant connus pour leur inflexibilité stratégique et pour leur dédain envers un rapprochement avec l’Occident.

Relations diplomatiques inchangées avec la Chine, la Russie et l’Inde

Néanmoins, pour les grandes puissances asiatiques alliées à l’Iran, la Chine, la Russie et l’Inde, l’identité du président iranien ne changera guère la qualité des relations stratégiques avec Téhéran. De manière générale, ces trois pays se gardent volontiers de toute ingérence dans ses affaires intérieures, et critiquent peu voire jamais son activisme militaire au Moyen-Orient pour plusieurs raisons – le fait de défendre un monde multipolaire et de s’opposer ainsi à l’Occident n’étant pas la moindre. La Chine, la Russie et l’Inde, deux nations aux régimes autoritaires, et une démocratie aujourd’hui aux mains d’ultranationalistes dédiés à une idéologie ségrégationniste, se garantissent ainsi une réciprocité en la matière, et donc des relations bilatérales relativement apaisées. Pragmatiques, leurs intérêts se concentrent essentiellement sur les accords de coopération économiques et diplomatiques, qui transcendent les personnes.

“La Chine, la Russie et l’Inde se garantissent ainsi une réciprocité en la matière, et donc des relations bilatérales relativement apaisées”

Il ne faut pas non plus oublier que la Chine et la Russie sont restées les meilleurs soutiens de l’Iran après la mise en place des sanctions américaines en mai 2018, la Chine continuant d’ailleurs à importer des hydrocarbures iraniens pour soutenir sa forte demande énergétique. Enfin, le mandat de Donald Trump ayant aggravé la défiance des Iraniens envers les Occidentaux, les poussant à tourner leur regard vers l’Asie, il semble logique que cette orientation stratégique perdure avec un conservateur élu président, qui de surcroît avait vivement critiqué en 2015 le rapprochement de l’Iran avec les États-Unis et les Européens.

Une fenêtre de négociation pour un accord sur le nucléaire ?

À l’inverse, pour les Occidentaux, Raïssi apparaît d’emblée comme clivant. Le nouveau président pâtit en effet d’un bilan extrêmement sombre en matière de droits de l’homme, lui qui a fait partie des quatre juges ayant signé les condamnations à mort de 5 000 prisonniers politiques iraniens en 1988. De ce fait, Raïssi se trouve être le premier président iranien sous le coup de sanctions de la part du Trésor américain et de l’Union européenne, et directement impliqué dans des exécutions de masse. Mais en diplomatie, choisit-on toujours la main que l’on souhaite serrer ?

“Raïssi se trouve être le premier président iranien sous le coup de sanctions de la part du Trésor américain et de l’Union européenne, et directement impliqué dans des exécutions de masse”

Il est indispensable que l’Occident ne rompe pas ses relations avec l’Iran, au risque de le voir s’isoler et se radicaliser davantage, surtout s’il souhaite apaiser les tensions au Moyen-Orient. Les négociations en cours à Vienne pour refondre le JCPoA constitueront à cet égard le premier test diplomatique de la nouvelle administration iranienne dans ses relations avec l’Occident. Raïssi a déjà suscité la surprise en s’engageant à mener les négociations à leur terme et en se montrant favorable à un nouvel accord. Il suit bien sûr en cela la ligne du guide suprême, qui souhaite avant tout obtenir la levée des sanctions économiques contre l’Iran. Contre toute attente, les États-Unis voient dans l’élection de ce conservateur une possible “fenêtre” de négociation pour parvenir à un accord. L’unité affichée par le nouveau gouvernement et la fin des dissensions stratégiques entre réformateurs et conservateurs pourraient en effet faciliter les choses.

Iran et États-Unis inflexibles sur le programme balistique

Néanmoins, l’administration Biden reste consciente qu’un accord traitant strictement de la question du nucléaire reste insuffisant pour garantir la stabilité des relations irano-américaines et pour tempérer l’activisme militaire de l’Iran au Moyen-Orient. Échaudé par l’expérience Trump, le régime iranien demande d’ores et déjà aux États-Unis plusieurs garanties permettant d’éviter tout risque de départ unilatéral de l’accord et de sanctions économiques. En retour, les États-Unis exigent qu’une fois le nouvel accord signé, les Iraniens acceptent de poursuivre “les négociations”.

“Washington vise naturellement les “sujets qui fâchent”. La question du programme balistique de l’Iran, et sa présence militaire via son réseau de proxies au Moyen-Orient. On sait à quel point les deux pays demeurent inflexibles sur ces sujets”

Sans les nommer explicitement, Washington vise naturellement les “sujets qui fâchent” et qui avaient été laissés de côté par l’administration Obama en 2014-2015 : la question du programme balistique de l’Iran, et sa présence militaire via son réseau de proxies au Moyen-Orient. On sait à quel point les deux pays demeurent inflexibles sur ces sujets. Si ce point ne parvient pas à être tranché, l’accord sur le nucléaire risquerait d’être ajourné, une situation qui non seulement retarderait le retour de l’Iran sur la scène internationale, mais contribuerait aussi à renforcer l’oppression du régime sur la population, avec tous les risques politiques et sociaux que cela comporte. Le nouveau gouvernement sera formé en août. Les prochaines semaines vont donc être décisives.

État islamique ou État militaire ?

Sur le plan domestique, on souligne que cette élection d’un président conservateur, en donnant désormais tous les pouvoirs à l’aile dure du régime, permettra au moins de constituer un front uni sur la scène politique iranienne, ce qui pourrait faciliter certaines prises de décisions. Cela reste à prouver. La succession du guide suprême, si elle semble revenir désormais à Raïssi grâce à la position favorable que lui accordent son nouveau statut et le soutien d’Ali Khamenei, pose déjà une question cruciale sur le rôle que joueront les Gardiens de la révolution, et sur l’évolution institutionnelle et idéologique de la République islamique. Très influents sur le plan économique et politique, les Pasdarans verraient peut-être d’un mauvais œil une prééminence du religieux sur le politique, de l’islam sur l’idéal révolutionnaire, une tendance à laquelle Ebrahim Raïssi adhère pleinement. L’Iran évoluera-t-il alors vers un État islamique, ou vers un État militaire ? Le mandat qui s’ouvre en donnera certainement quelque indice.

“Cette élection d’un président conservateur permettra au moins de constituer un front uni sur la scène politique iranienne, ce qui pourrait faciliter certaines prises de décisions”

La grande inconnue reste enfin la conséquence de cette élection sur la population iranienne elle-même. Certes, le guide suprême, surtout préoccupé de consolider le régime avant sa propre disparition, déclarait publiquement que l’opinion oubliait vite les conditions d’une élection, et vivait quatre ans durant avec son résultat. Mais orchestrée, pliée d’avance, cette élection aura justement poussé plus de la moitié des Iraniens à bouder les urnes vendredi, convaincus que leur vote, qui jusqu’à présent pouvait tout de même permettre une relative alternance politique, n’a plus aucun pouvoir sur l’avenir de leur pays. Si l’accord sur le nucléaire parvient à être renouvelé et les sanctions économiques levées en dépit des difficultés à négocier, nul doute que la population iranienne souhaitera voir son niveau de vie s’améliorer, elle qui a tant souffert ces trois dernières années. Et si le nouveau gouvernement ne parvient pas à satisfaire ces légitimes attentes, le risque d’une véritable révolte deviendra alors très crédible.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 23/06/2021.