L’insécurité hydrique, une menace redoutable et silencieuse pour l’Iran

Economie sous sanctions, isolement international, guerre d’influence régionale, crise politique et sociale, l’Iran doit affronter de multiples problématiques simultanées et interconnectées. Aucune cependant n’est aussi grave que celle qui le frappe déjà et qui promet de s’intensifier dans les prochaines années, si aucune solution politique n’y est apportée : le manque d’eau. Des décennies d’erreurs ou d’incurie de la part des régimes successifs depuis le temps du Shah ont systématiquement reporté son traitement aux calendes grecques, alors que la double pression démographique et climatique la rend de plus en plus urgente.

L’Iran compte pourtant une tradition des plus anciennes en matière de gestion de l’eau. Les pays arides ou semi-arides du Moyen-Orient doivent en effet aux Perses l’invention du système de qanat, ensemble de réseaux souterrains de puits et de galeries qui a l’immense avantage d’être très résilient face aux catastrophes naturelles ou anthropiques, ainsi qu’au niveau de précipitations. On compte en Iran près de 33 000 qanats encore opérationnels (le plus ancien encore en activité, celui de Zarch, aurait 3000 ans) et le système a fait des émules depuis le Maghreb jusqu’en Inde. Mais les aléas politiques qui ont bouleversé l’Iran au cours du XXème siècle ont malheureusement relégué la question de la gestion de l’eau, pourtant essentielle au bien commun puisqu’elle est une ressource indispensable à la survie de toute société, à l’arrière-plan des agendas politiques durant six décennies.

Trois facteurs principaux et parfois anciens expliquent ainsi la situation de crise dans laquelle se trouve l’Iran. En premier lieu, le mirage de l’autosuffisance alimentaire et, par voie de conséquence, la pression imposée à l’agriculture iranienne. La Révolution blanche voulue par le Shah Reza Pahlavi au début des années 1960 comportait certes une réforme agraire et un programme de redistribution foncière aux petits travailleurs agricoles, afin de limiter le monopole des riches propriétaires. Mais leur opposition frontale empêcha sa mise en œuvre de manière efficace. La réforme prévoyait en outre la nationalisation des forêts et, déjà, celle des ressources en eau, alors que les exigences de rendement agricole débutaient alors une croissance exponentielle, et fatalement consommatrice d’eau.

 

La République islamique ne s’est guère attelée au problème, faisant au contraire une priorité de l’extraction maximale au lieu de réguler la consommation d’eau, en particulier dans les centres urbains. Par ailleurs, l’isolement international de l’Iran sur le plan économique à la suite de la Révolution de 1979, assortie d’une indéniable radicalité idéologique, ont fait privilégier l’objectif de l’autosuffisance alimentaire, bien que chimérique, au détriment d’importations depuis des pays tiers, ce qui a alourdi la pression imposée aux ressources agricoles et hydriques nationales.

L’inadaptation du droit de l’eau à un usage raisonné et durable de la ressource est également à souligner parmi les facteurs aggravants. La loi iranienne lie en effet propriété foncière et droit d’exploitation des ressources hydriques afférentes, autorisant les particuliers disposant d’un permis à les consommer sans contrôle particulier de l’Etat. On compterait ainsi près de 320 000 puits illégaux en Iran, et entre 13 et 14 000 seraient scellés chaque année. L’utilisation publique de l’eau est également soumise à une tarification aberrante, puisque chaque mètre cube d’eau coûte 10 000 rials au gouvernement dans les zones urbaines, quand le consommateur ne s’en voit facturé que 4000.

Le réchauffement climatique constitue enfin le dernier et sans doute le plus violent des facteurs expliquant la raréfaction de l’eau en Iran. Le pays, par nature semi-aride, connaît depuis cinquante ans un déclin inexorable du volume des précipitations annuelles, pourtant essentielles et de surcroit inégalement réparties sur tout le territoire. Si la fourchette oscille ainsi entre 5 mm par an dans certaines zones désertiques, contre 1600 mm dans le bassin de la mer Caspienne, en moyenne l’Iran connaît une pluviométrie annuelle de 250 mm, un tiers de la moyenne mondiale, dont les deux tiers disparaissent par évaporation, et 70% de la masse continentale iranienne ne reçoit que 43% des précipitations globales. L’Iran est par ailleurs un pays particulièrement fragile face à la hausse des températures : sa température moyenne a déjà augmenté de 2 degrés en deux siècles, soit quatre fois plus que la moyenne mondiale. L’importante croissance démographique, associée à ce facteur environnemental, affecte logiquement les ressources en eau disponibles, d’autant plus problématique que la population n’est pas suffisamment informée du risque de raréfaction. Au cours du XXème siècle, la population iranienne a été multipliée par six, tandis que le taux de croissance est passé de 0,6% au début du siècle dernier à 3,19% entre 1976 et 1986. Cette tendance a été largement encouragée par la République islamique, sans prendre garde aux conséquences environnementales et sociales. Alors que la population iranienne devrait dépasser les 90 millions d’habitants d’ici la prochaine décennie, la consommation hydrique individuelle devrait être comprise entre 150 et 175 litres en moyenne pour que le modèle soit soutenable : la consommation actuelle atteint déjà le double de ce volume.

 

Loin de s’engager dans une réforme d’envergure, les gouvernements successifs ont ainsi manqué d’ambition afin de définir une politique de gestion équilibrée et prévoyante de cette ressource rare et précieuse. D’après l’organisation de météorologie iranienne, 97% du territoire iranien a déjà subi un épisode de sécheresse. 37 millions d’habitants répartis dans onze mégalopoles iraniennes connaissent déjà des pénuries d’eau, tandis que l’Iran est classé en 24ème position des pays les plus soumis au stress hydrique par le World Resources Institute. L’absence de réponse politique face à cette insécurité croissante motive déjà une réponse sociale violente, dans son expression comme dans sa répression. Les manifestations et révoltes seront pourtant vouées à devenir la norme à défaut d’une réponse étatique adéquate. La province d’Ispahan est de loin la plus affectée par cette situation, et connaît régulièrement des épisodes de manifestations contre le régime – en 2013 des agriculteurs ont détruit un pipeline d’eau à destination de Yazd, tandis qu’en 2018, les manifestations contre l’assèchement de la rivière Zayandeh Roud, « le fleuve fertile » qui est l’une des rares rivières permanentes d’Iran, se sont rapidement muées en dénonciation de la corruption du régime. Plus récemment, le même phénomène s’est produit dans la province du Khouzestan, qui fournit à elle seule 16% de la croissance iranienne et recèle 80% des réserves d’hydrocarbures du pays.

Les épisodes de sécheresse n’en sont pourtant qu’à leurs débuts, et cet été encore, l’Iran devrait connaître un déficit de pluviométrie problématique, ce qui ne fera que renforcer le désarroi et la colère d’une population de plus en plus exaspérée à l’égard de ses dirigeants. Plus encore qu’à cause de la corruption ou d’une politique étrangère belliqueuse et onéreuse, le régime connaît une crise de légitimité par son inaction face au défi de l’insécurité hydrique. Il y a là un réel challenge pour la sphère politique, car cette absence de stratégie, si elle perdure, sera non seulement coûteuse pour le pouvoir en place, mais également pour l’avenir du pays.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 05/06/2022.