L’offensive turque : à qui profite le chaos ?

Des Kurdes trahis par leurs alliés, obligés d’aller chercher l’aide de l’ennemi Bachar El-Assad, pour contrer l’offensive turque qu’ils subissent dans le nord-est de la Syrie depuis près d’une semaine. Des Européens dépassés par les évènements, incapables de mettre en œuvre des sanctions autres que symboliques face à un membre de l’OTAN qui agit littéralement à sa guise. Un dictateur, enfin, obsédé à l’idée de mener à bien son projet d’une Turquie ethniquement homogène, quitte à plonger son pays dans l’abîme et embraser le Moyen-Orient pour y arriver : depuis le 9 octobre, l’offensive turque bouleverse l’équilibre déjà précaire de toute la région. 

Ce jour-là, les forces armées turques lançaient l’opération « Source de paix » contre les Unités de protection du peuple, une milice kurde affiliée au PKK, qui a contribué aux côtés des Occidentaux à la reconquête des territoires occupés par Daech en Syrie, mais considérée comme « terroriste » par Ankara. Par cette opération-éclair, l’objectif d’Erdogan est double : créer une zone de sécurité d’une profondeur de 32 kilomètres, afin d’accueillir deux des 3,6 millions de réfugiés syriens, mais surtout éloigner le plus possible les Kurdes de la frontière turque, donc le spectre d’un Etat kurde indépendant à ses portes. Déclencher une guerre est aussi pour lui une question de survie politique, alors que son pouvoir est fragilisé par ses multiples échecs électoraux et la crise économique que traverse la Turquie depuis plusieurs mois. 

A ce jour, 150 personnes dont au moins 50 civils auraient été tuées lors des assauts. L’Observatoire syrien des Droits de l’homme rapporte déjà des exactions commises par des milices syriennes pro-turques : ainsi le bombardement d’un convoi de civils turcs et de journalistes étrangers, et surtout l’assassinat de neuf civils kurdes, dont Havrine Khalaf, la chef d’un petit parti politique kurde, au sud de la ville frontière de Tall Abyad. 

Membre de l’OTAN donc allié des Occidentaux, la Turquie n’aurait jamais pu, théoriquement, se lancer dans une telle offensive sans subir de graves sanctions. Mais Erdogan a largement profité à la fois de la complaisance de Donald Trump et de la division des Européens pour mener son projet à bien. 

C’est, une fois de plus, au grand étonnement de ses propres conseillers que le président américain aurait annoncé, dimanche 13 octobre, le retrait des rares troupes américaines encore stationnées en Syrie – environ un millier de soldats – afin de leur éviter de se trouver dans « une situation intenable » en risquant de se retrouver « prises en étau » entre les Turcs et les Kurdes. « Coïncidence » troublante, ce retrait a surtout été annoncé une semaine après un échange téléphonique entre Trump et Erdogan.

Faut-il rappeler que les Kurdes furent pourtant les alliés des Occidentaux, et des Américains en particulier, dans la lutte contre l’Etat islamique ? Face à l’avalanche de critiques, Mark Esper, le chef du Pentagone, a souligné que les Américains se battaient aux côtés des Kurdes à Kobané – ils y sont en réalité en grande difficulté – et Trump a évoqué dimanche la possibilité de sanctions économiques contre Erdogan et les autorités turques. Autant d’incohérence donne le tournis ! Comble de l’ironie qu’il convient de souligner, la Turquie, membre de l’OTAN, donc alliée des Etats-Unis, attaque un autre allié américain, et avec des avions F-16 américains… Ecoeurés, les soldats américains encore stationnés en Syrie, qui ont combattu aux côtés des forces kurdes, parlent d’une « honte et d’une tâche sur la conscience des Etats-Unis ». Pour reprendre le mot célèbre de Talleyrand, « pire qu’un crime, c’est une faute ».

Les Européens, pour leur part, condamnent l’offensive, mais ont confirmé leur impuissance à réagir face à une telle situation de crise, ou alors avec un temps de retard. La France aurait ainsi été prise de court par l’annonce américaine. Pourtant, selon certains observateurs, les tractations pour obtenir un retrait américain étaient en cours depuis des mois, et inquiétaient légitimement les autorités françaises. Il n’y a eu, vraisemblablement, aucune anticipation de leur part, et aujourd’hui, le maintien des troupes françaises aux côtés des Forces démocratiques syriennes, autant que leur retrait, paraît impossible sans l’aide des Américains. C’était une promesse d’Emmanuel Macron, qu’il ne pourra sans doute pas tenir. Tant sur le plan militaire que diplomatique, la marge de manœuvre de la France en Syrie est désormais réduite à un niveau proche du néant. 

En guise d’action concrète immédiate, un embargo sur les matériels de guerre susceptibles d’être employés dans le cadre de l’offensive en Turquie, initié par la Norvège, les Pays-Bas et l’Allemagne et suivi par la France, n’a suscité aucune réaction de la part d’Erdogan. Et pour cause : cet embargo sera purement symbolique et surtout n’aura aucun impact sur le conflit en cours, préparé de longue date, où les forces armées turques utilisent déjà du matériel européen ! Bien au contraire, les « appels à la raison » des Européens ont jusqu’à présent permis à Erdogan d’user une nouvelle fois de son arme favorite, le chantage, en les menaçant d’ouvrir les frontières et de « pousser les 3,6 millions de réfugiés syriens en Europe », si d’aventure ils continuaient à s’opposer à son intervention en Syrie. 

Les conséquences de cette offensive sont dramatiques et multiples. Elle pose d’abord une question sécuritaire urgente. Verrous de la région, les Kurdes détiennent près de 12 000 djihadistes et sympathisants de l’organisation terroriste, dont 2000 djihadistes étrangers et européens. Aujourd’hui, à la faveur du chaos ambiant, les Kurdes ne peuvent plus garantir la sécurité de leurs lieux de détention. Les médias ont d’ailleurs déjà rapporté des fuites du camp d’Aïn Issa. De la désinformation kurde selon Erdogan, afin d’exciter les Occidentaux à son encontre… Malheureusement, les mises en garde des Kurdes sont plus que crédibles, et l’Europe clairement menacée par une réapparition de l’Etat islamique en Syrie et des attentats sur son territoire. 

Les Européens en sont parfaitement conscients, et Emmanuel Macron l’a souligné : l’offensive turque risque d’engendrer « une situation humanitaire insoutenable et d’aider le groupe Etat islamique à réémerger dans la région ». Pour autant, les évènements démontrent une nouvelle fois leur faiblesse sur le plan diplomatique. Les premiers à le constater avec amertume sont évidemment les Kurdes, dont 130 000 des leurs sont déjà sur les routes de l’exil, abandonnés à leur sort par la communauté internationale et désormais obligés de faire appel à l’ennemi honni Bachar El-Assad pour contre-attaquer. Depuis hier, l’armée du régime a commencé à se déployer près de Manbji, ville de la rive ouest de l’Euphrate, en vertu d’un accord passé avec les Kurdes qui la contrôlent. 

A la veille du Conseil européen des 17 et 18 octobre, les Européens réfléchissent à des sanctions plus sévères et efficaces. Mais quelles pourraient-elles être ? Un embargo économique et militaire total nécessite un vote à l’unanimité des membres de l’Union européenne, chose qui ne sera jamais atteinte avec des pays comme la Pologne ou la Hongrie, soutiens populistes d’Erdogan, qui y opposeront leur veto. Affaiblie par l’échec de la candidature de Sylvie Goulard au sein de la Commission européenne, la voix de la France est devenue bien faible. Divisés, sans idées et surtout sans moyens, une fois de plus, les Européens apparaissent décrédibilisés. 

Le grand bénéficiaire à ce jour est-il pour autant Erdogan ? Il a certes réussi à manipuler Donald Trump en sa faveur, et montre le peu de cas qu’il fait des intérêts des Européens. Pour autant, sa fuite en avant désespérée ne lui apportera peut-être pas le résultat escompté. Seul contre le reste du monde, le président turc prend le risque d’isoler totalement la Turquie, dont l’économie déjà fragile dépend fortement des capitaux étrangers. Agiter le sentiment nationaliste contre le « terrorisme kurde » est sa dernière carte pour fédérer autour de lui une population turque de plus en plus défiante, et là encore l’échec le guette. Davantage préoccupés par la situation économique du pays que par l’intervention militaire, pour l’heure les Turcs ne lui manifestent aucun regain de soutien. 

Cependant, Erdogan atteindra peut-être indirectement l’un de ses principaux objectifs – empêcher la création d’un Kurdistan indépendant – grâce au véritable bénéficiaire de son offensive : Bachar El-Assad. Pour la première fois depuis plusieurs années, ses armées peuvent tranquillement investir le nord de la Syrie, soit 31% du pays, qui restait à ce jour impossible à reconquérir. Comme le président turc, le président syrien n’a aucun intérêt à laisser les Kurdes autonomes. Tout au mieux s’achemine t-on vers une cogestion de la région entre le régime et les forces kurdes. Contraints d’abandonner leur rêve d’indépendance, les Kurdes n’ont pas eu d’autre choix que d’assurer avant tout la survie de leur peuple. Et il est triste de souligner que les deux seuls pays qui leur ont fait des propositions permettant de sauver des millions de personnes ne sont pas la France ou l’Allemagne, mais bien la Syrie et la Russie. 

Cependant, Russie et Iran, associés à la Turquie depuis le processus d’Astana de négociations sur la Syrie, ne sont pas tout à fait à l’aise face à l’offensive turque. La Russie pour sa part espère limiter l’impact de cette offensive en soutenant l’alliance kurde de Bachar El-Assad. Mais l’Iran a appelé à la « cessation immédiate » de l’offensive turque, et le président du Parlement iranien Ali Larijani a annulé le jour même une visite à Ankara, où il devait être reçu par son homologue turc. Pas plus que ses voisins comptant une population kurde, l’Iran ne tient à la création d’un Kurdistan indépendant. Mais l’offensive turque risque, en déclenchant un tel chaos en Syrie et en créant un nouveau risque de résurgence de Daech, de saper tous ses efforts pour étendre son influence jusqu’au Liban.  

A ce jour, une chose est certaine : face à des Européens inexistants, face à un allié américain sur lequel on ne peut plus compter, Israël, Arabie Saoudite, et l’ensemble des pays de la région, vont devoir repenser toute leur géopolitique et adapter leur stratégie de défense à cette situation, dont l’issue est totalement incertaine. Même si elle apparaît dans le chaos, la véritable indépendance du Moyen-Orient, libéré des ingérences occidentales, est peut-être en train de naître. 

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 15/10/2019.

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