Pourquoi la France continue-t-elle à vendre des armes à l’Arabie saoudite ?

L’enjeu économique vaut-il donc plus que le respect de ses propres valeurs ?

Depuis le 15 avril dernier, l’Elysée et la ministre des Armées Florence Parly, que ce soit dans les médias ou devant les Commissions des Affaires étrangères respectives de l’Assemblée nationale et du Sénat, s’emploient à éteindre l’incendie allumé par la révélation du site Média Disclose, une note classée Confidentiel Défense rédigée par la Direction du renseignement militaire concernant la situation sécuritaire au Yémen. Datée du 25 septembre 2018, cette note établit un inventaire des plus embarrassants pour la France : la liste de toutes les armes vendues à l’Arabie Saoudite et aux Emirats Arabes Unis, chars Leclerc, Mirage 2000, radars Cobra, blindés Aravis ou encore hélicoptères Cougar et Dauphin, probablement utilisées dans le conflit opposant la coalition militaire menée par ces deux pays (avec le soutien des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne) au Yémen depuis 2015. Un conflit qui frappe essentiellement des populations civiles et a entraîné la pire crise humanitaire de ces dernières années selon l’ONU.

Sans surprise, la justice française a ouvert une enquête dès la fin de l’année 2018 pour « compromission du secret de la défense nationale » après que la DRM ait pris connaissance de la « fuite ». Celle-ci est d’autant plus compromettante qu’elle contrevient au discours officiel tenu par l’Elysée, et réaffirmé le 2 mai dernier par Emmanuel Macron, à savoir que ces ventes d’armes contractées de longue date sont tout à fait légitimes puisqu’elles ne servent qu’à des fins défensives et ne sont pas utilisées contre des civils. Le 18 avril sur Radio Classique, Florence Parly réaffirmait « ne pas avoir d’éléments de preuves montrant que des armes de fabrication française auraient fait des victimes civiles dans la guerre au Yémen. »

On pourrait lui rétorquer que le 14 mars 2018, le Parlement britannique révélait qu’en 2016 et 2017, le gouvernement britannique avait exporté vers la France des composants utilisés pour la fabrication de pods Damocles, un système de téléguidage laser de bombes embarqué sur les chasseurs, et destinés in fineà l’Arabie Saoudite. Selon la note de la DRM rendue publique le 15 avril dernier, ces dispositifs pourraient être employés au Yémen.

Si le gouvernement d’Emmanuel Macron estime ne pas avoir manqué d’éthique avec ces ventes d’armes, pourquoi alors avoir fait convoquer pas moins de huit journalistes en quatre mois, ajoutant non seulement au scandale mais affichant de surcroit une fébrilité des plus douteuses ? Tous ont dénoncé des « tentatives d’intimidation » et ont gardé le silence sur leurs sources face à la DGSI qui les entendait en audition libre. Ajoutées à celle de la grande reporter du MondeAriane Chemin sur l’affaire Benalla, ces convocations surprennent et indignent, surtout lorsque l’Elysée rappelle à cette occasion son attachement à la liberté de la presse… Désormais, dans la France d’Emmanuel Macron, il semble devenir illicite de se montrer trop curieux.

Néanmoins, médias, ONG et élus de tous bords se sont légitimement insurgés contre la multiplication de ce type de convocations qui traduit une dérive inquiétante du pouvoir. La polémique a suffisamment enflé pour que le 10 mai dernier, le cargo saoudien qui devait récupérer une livraison de matériel français au Havre soit reparti bredouille, alors que la justice française ne s’y était pas opposée.

En vérité, ces exportations d’armements posent trois types de problèmes : moral, démocratique, et politique.

Le 12 octobre dernier, Emmanuel Macron estimait « qu’il était faux de dire que l’Arabie Saoudite est un grand client aujourd’hui de la France ». Le royaume wahhabite est pourtant son deuxième cliente après l’Inde, et a par ailleurs passé 11 milliards d’euros de commandes à la France en 9 ans, dont près de 3,4 milliards ont été livrés entre 2015 et 2017, soit au début du conflit au Yémen. La France a promis en outre d’assurer la maintenance de ces équipements.

Florence Parly a justifié devant l’Assemblée nationale la nécessité d’exporter des armes à l’étranger « faute de clientèle au sein de l’Union européenne ». La ministre avance en outre que ces contrats sont une question de souveraineté nationale pour la France car ils contribuent à la viabilité et à l’indépendance de l’industrie de défense française. Le président de la République justifie encore aujourd’hui sans complexe cet argument économique, estimant que « c’est pure démagogie que de dire d’arrêter de vendre des armes à Riyad », malgré l’horreur de l’affaire Khashoggi et la honte du conflit yéménite.

Pourtant, dix pays européens ont décidé de cesser toute exportation d’armes vers l’Arabie Saoudite pour protester contre sa guerre « sans principe » au Yémen. Un rapide tour d’horizon permet d’identifier en premier lieu l’Allemagne, qui a décidé de suspendre tous les nouveaux contrats d’armement vers l’Arabie Saoudite et même les contrats déjà signés. L’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la Norvège et les Pays-Bas ont suivi cet exemple. Le Parlement européen a voté par deux fois l’interdiction de vendre des armes à l’Arabie Saoudite, tandis que le Canada a voté la suspension de toute nouvelle demande d’exportation de la part des Saoudiens.

Patrie des Droits de l’Homme, la France ne figure pas dans cette liste, pas plus que la Grande-Bretagne. Les chasseurs-bombardiers Tornado et les avions Eurofigther Typhoon, produits par un consortium d’entreprises allemandes et anglaises, continueront à être produits par la branche britannique, tandis que les Allemands ont renouvelé l’arrêt de leur propre participation pour 6 nouveaux mois. Aujourd’hui, les Anglais négocient avec l’Allemagne pour obtenir une exemption et maintenir leur production à destination de l’Arabie Saoudite, et invite d’autres pays européens à faire de même. L’annonce intervient au moment même où Donald Trump cherche un moyen de contourner le Congrès qui a voté le 13 mars contre le soutien militaire de Washington à la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite au Yémen. L’enjeu est de taille : 7 milliards d’euros de contrats d’armements… Mais la raison invoquée par la Maison-Blanche pour passer outre l’hostilité des parlementaires américains concerne bien sûr la « menace » que ferait peser l’Iran sur le Moyen-Orient.

Que les Etats-Unis, soutiens historiques de l’Arabie Saoudite, restent des alliés indéfectibles du royaume ne surprend guère. Mais l’absence de la Grande-Bretagne, et plus encore de la France, des pays ayant refusé catégoriquement de poursuivre leurs exportations, pose question. L’enjeu économique vaut-il donc plus que le respect de ses propres valeurs ? Il semblerait que oui. Cette politique d’exportation se fait pourtant au mépris du droit international, puisque l’article 6 du Traité sur le commerce des armes, ratifié en 2014 par la France, interdit toute vente d’armes dès lors qu’elles sont susceptibles d’être utilisées contre des populations civiles.

Pour autant, tout le monde ne souscrit pas à une telle prise de décision, et c’est à ce titre que ces exportations d’armes posent un problème d’un autre ordre : alors que dans d’autres pays européens, les projets de contrats sont soumis en détails à l’étude d’une délégation parlementaire et débattus, en France ceux-ci se décident dans l’opacité la plus totale, sans aucun contrôle démocratique. L’attribution des licences d’exportation est directement décidé par le pouvoir exécutif. Et les règles d’attributions, tout comme les décisions prises par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre, conseil du Premier Ministre en la matière, sont secret-défense. Le Parlement, qui n’intervient à aucun stade des négociations, se voit tout au plus remettre un rapport annuel sur les contrats passés, où les informations sont extrêmement parcellaires (rien n’est divulgué sur le type de matériel vendu, ni sur sa quantité, ni sur ses fabricants). Les ONG réclament depuis 1997 la création d’un Office parlementaire chargé de contrôler les exportations a posteriori… sans succès.

Au-delà de l’argument économique, dont l’importance pèse bien sûr dans la balance, toute exportation d’armes est une affaire politique. En choisissant de vendre des armes à l’Arabie Saoudite et de fermer les yeux sur l’usage qu’elle en fait, la France choisit de mettre sa diplomatie au service de la guerre, et non de la paix, de nourrir la crise des migrants au lieu d’y répondre de manière intelligente et humaine. La patrie des Droits de l’homme, qui se prétend vertueuse, l’est-elle réellement ? La réponse est embarrassante.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Article paru dans Le Nouvel Economiste du 29/05/2019.

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