Restriction des libertés publiques: quand l’exception devient la norme

Face à la pandémie de Covid-19, régimes autoritaires et démocratiques manifestent un singulier point commun : celui d’avoir considérablement réduit les libertés publiques et accentué la surveillance de masse de leurs populations. Selon un rapport de l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale, 90% des Etats autoritaires ou des « démocratures » auraient multiplié les atteintes aux droits de l’Homme. Rien de surprenant, mais cela n’arrive plus qu’aux autres… Car selon le même rapport, 43% des Etats démocratiques observés ont également mis en place des mesures de restrictions des libertés publiques justifiées par la lutte contre la pandémie.

Considérons ces mesures en France. Restrictions des déplacements, hormis ceux considérés comme « essentiels », vers le lieu de travail ou les commerces de première nécessité, l’économie restant la seule véritable priorité du gouvernement ; interdiction des contacts sociaux les plus basiques de notre société, comme les embrassades ou les poignées de main ; port du masque obligatoire presque en toutes circonstances ; épisodes de confinement auxquels a succédé un couvre-feu à 20h mi-décembre, avancé à 18h depuis la mi-janvier, soit depuis deux mois. Si pour l’heure la vaccination doit être librement consentie, la mise en place d’éventuels passeports vaccinaux, hypothèse très sérieusement étudiée malgré la controverse qu’elle suscite, la rendrait de facto obligatoire sous peine de se voir privé de voyages à l’étranger, y compris pour un motif professionnel. Autre possible mesure de surveillance envisagée par le gouvernement, l’obligation d’être inscrit sur l’application StopCovid pour entrer dans un restaurant ou un bar – lorsque ceux-ci rouvriront ! – afin de permettre la traçabilité des cas contact.

Depuis une vingtaine d’années, et plus particulièrement depuis la vague d’attentats qui a frappé la France en 2015, l’arsenal juridique en matière de lutte contre le terrorisme n’en finit pas de s’alourdir. Celui-ci se décline désormais dans le champ de la crise sanitaire et, dans les deux cas, ce qui était appelé à n’être qu’un régime d’exception est devenu la norme.

Qu’on songe que le couvre-feu n’avait pas été décrété en France depuis la guerre d’Algérie ! Aux Pays-Bas, cette mesure n’avait pas été appliquée depuis la fin de la Seconde guerre mondiale… elle a d’ailleurs suscité des émeutes mi-janvier, un tribunal de La Haye ayant même ordonné la levée du couvre-feu, estimant que le gouvernement hollandais avait outrepassé ses droits et abusé d’une loi d’urgence prévue pour les cas extrêmes. Las, la Cour d’appel de la Haye a finalement donné raison aux autorités.

Il y a bien sûr de multiples questions à se poser et de craintes à avoir quant à l’avenir de nos démocraties, face à l’introduction systématique dans notre droit d’éléments restrictifs qui devraient par nature rester exceptionnels.

 A la faveur de la pandémie, l’Etat a retrouvé sa mission première de protecteur des populations, avec tout ce que cela comporte comme risques de dérives. En France, l’état d’urgence sanitaire, prorogé par décret de multiples fois depuis le 23 mars 2020, est en place depuis bientôt un an et a été récemment étendu jusqu’à juillet. Loin d’être débattue avant son adoption, chaque décision est désormais prise par un cercle extrêmement restreint entre le président de la République et son « Conseil de défense sanitaire », ensuite soumise au Parlement comme une simple formalité.

«Cette tendance autocratique qui apparaît dans nos démocraties, si promptes à s’être mises en état de siège permanent, est au demeurant nourrie par la fragilité de nos sociétés qui refusent de plus en plus le risque et l’inéluctabilité de la mort, préférant renoncer à leurs libertés effectivement fondamentales au profit d’une sécurité illusoire»

Cette hyper-centralisation de la décision publique ne surprend pas dans un pays comme la France – et à cet égard, nous faisons d’ailleurs figure d’exception au sein des pays européens. Elle n’en constitue pas moins les prémices dangereuses d’un glissement vers davantage d’autoritarisme, vers un plus grand « monopole de la violence légitime » détenu par l’Etat, au point que la Commission nationale consultative des droits de l’Homme et le Défenseur des droits s’en sont émus… dès le mois de mars 2020. Un an plus tard, malgré leurs avertissements, rien n’a évolué dans le bon sens.

Le terme même de Conseil de défense pour traiter d’une crise sanitaire pose question. Certes, Emmanuel Macron l’a dit dans le discours du 16 mars 2020, qui annonça le premier confinement : « Nous sommes en guerre ». Contre qui ? Un virus, et aujourd’hui des variants de ce même virus. Remarquons d’ailleurs que la décision politique aurait pu être très différente : au lieu d’augmenter les moyens, humains et financiers, des hôpitaux français – qui alertent les gouvernements successifs sur leurs difficultés croissantes depuis des années – l’Etat a préféré opter pour la privation de liberté de la majorité de la population. Cette tendance autocratique qui apparaît dans nos démocraties, si promptes à s’être mises en état de siège permanent, est au demeurant nourrie par la fragilité de nos sociétés qui refusent de plus en plus le risque et l’inéluctabilité de la mort, préférant renoncer à leurs libertés effectivement fondamentales au profit d’une sécurité illusoire.

Plus inquiétant encore, la légitimité du pouvoir par le processus démocratique étant de plus en plus questionnée, celui-ci s’appuie désormais sur le recours aux « experts », et non sur la démocratie représentative incarnée par le Parlement et autres contre-pouvoirs, pour valider ses décisions. C’est la réaction face à l’émotion de l’opinion publique, et non l’action, voire – rêvons un peu – l’anticipation, qui gouverne désormais la mise en place des politiques publiques. Ce faisant, le pouvoir devient ainsi esclave du médecin, du haut fonctionnaire, du chef d’état-major, de forces technocratiques par nature conservatrices, intolérantes à la remise en cause de leur expertise par une réalité qui, à l’inverse, est par nature mouvante et évolutive.

Après la pandémie, que restera-t-il vraiment de nos libertés, alors que le contrôle des individus s’accroît de plus en plus, et que la surveillance de masse s’offre un champ inimaginable de possibles à la faveur des progrès technologiques ? Bientôt, la France ne pourra plus prétendre critiquer l’hypercontrôle chinois… elle appliquera le même à domicile.

A cet égard, l’indifférence générale, pour ne pas dire l’apathie de la population, est sans doute le risque le plus redoutable que nous ayons à craindre. Selon un sondage Harris interactive réalisé pendant le premier confinement, 48% des sondés considéraient que la sécurité sanitaire passait devant la liberté individuelle (41% étant d’un avis contraire), et 61% se disaient en faveur de la localisation par GPS des personnes exposées au virus et du confinement des personnes ayant été à leur contact.

Pourtant, les libertés individuelles ne sont pas seulement essentielles au bien-être des individus, mais aussi à celui de nos sociétés démocratiques. « Un peuple qui accepte de sacrifier sa liberté pour un peu de sécurité temporaire ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux », aurait dit Benjamin Franklin. Peut-être l’avons-nous oublié… et lorsque nous nous en souviendrons, il sera peut-être trop tard.

Par Ardavan Amir-Aslani.

Paru dans l’Opinion le 15/03/2021.