Vers une reconfiguration des équilibres géopolitiques en Asie centrale

Pour son premier voyage à l’étranger depuis son arrivée au pouvoir, Ebrahim Raïssi devrait se rendre la semaine prochaine à Douchanbé au Tadjikistan, pour assister au prochain sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï (SCO en anglais). Ce sera une première pour l’Iran, qui jusqu’à présent ne faisait pas partie de cette organisation intergouvernementale regroupant les principales puissances régionales asiatiques dont la Chine, la Russie et les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, élargie à l’Inde et au Pakistan en 2017. En outre, l’adhésion de la République islamique à ce groupe, si elle se confirme, constituerait la première victoire diplomatique du nouveau président iranien, alors que les pourparlers sur un JCPoA renouvelé sont toujours en suspens.

L’évolution politique de l’Afghanistan sera évidemment au cœur des débats, d’autant qu’à l’instar de Téhéran, Kaboul souhaite également de longue date intégrer la SCO. Relégué au statut « d’observateur » du groupe depuis 2005, l’Iran aurait désormais toute la légitimité pour l’intégrer compte tenu des bouleversements géopolitiques en Asie Centrale et de son rôle clé dans la stabilisation de l’Afghanistan, son voisin immédiat sur sa frontière orientale, sans oublier sa force de frappe au Moyen-Orient et dans le Golfe Persique. Si pendant longtemps les membres de la SCO n’ont pas souhaité ouvrir leur « club » très fermé à l’Iran pour ne pas prendre parti dans le conflit irano-américain, le fait que les choses semblent avancer pour intégrer l’Iran confirme qu’à la faveur de la débâcle américaine, les équilibres géopolitiques sont en voie de reconfiguration en Asie.

La première visite diplomatique de Raïssi confirme que le regard de l’Iran se tourne décidément vers l’est et se concentre sur l’organisation d’un front régional asiatique. Cela traduit directement l’inclination du Guide Suprême Ali Khamenei, qui prône de longue date un rapprochement avec la Russie et les autres puissances asiatiques au détriment d’une normalisation des relations avec les Etats-Unis pour des raisons économiques, mais aussi idéologiques.

Chine, Russie et Iran œuvrent depuis longtemps à l’émergence d’un monde multipolaire qui succéderait à l’hégémonie américaine, et la convergence stratégique entre ces trois puissances n’a pas attendu la débâcle finale des Américains en Afghanistan pour s’organiser. Pékin et Téhéran ont signé en mars dernier l’historique accord « Lion-Dragon Deal » qui assure une coopération économique d’envergure entre les deux pays et des investissements chinois en Iran à hauteur de 400 milliards de dollars sur 25 ans. Un accord stratégique similaire s’étalant sur deux décennies, qui serait une extension du pacte signé entre l’Iran et la Russie en 2001, serait également en cours de négociation avec Moscou.

Il est évident que la chute de Kaboul a catalysé leur objectif le plus cher : évincer autant que possible les Etats-Unis de leur région. Artisans de leur propre défaite, les Américains ont perdu dans cette « guerre sans fin » une grande partie de leur prestige et de leur crédibilité, à la grande satisfaction de leurs rivaux asiatiques. Elle signe sans nul doute la fin du cycle de l’hyperpuissance américaine, qui avait atteint son apogée entre 1991 et 2001, avant que les sanglants attentats du 11 septembre, qui marquent aussi leur vingtième anniversaire, ne sonnent le début de son déclin. La réponse militaire que les Etats-Unis ont opposé au terrorisme en Afghanistan et en Irak, loin de réduire la menace, a initié une crise globale de l’autorité morale américaine et occidentale, aujourd’hui plus forte que jamais.

Le monde unipolaire dominé par Washington après la fin de la Guerre froide semble donc révolu. Mais si un cycle géopolitique est bien en train de s’achever, un autre est également en train de s’ouvrir, et on aurait cependant tort de considérer que le départ des Américains de la région est définitif alors qu’il peut être conservé sous une autre forme. Ainsi, aux blocs occidental et soviétique succèdent aujourd’hui des blocs plus protéiformes, mais tout aussi antagonistes, sur le théâtre moyen-oriental et asiatique : d’un côté, une alliance à la fois historique et pragmatique entre Israël et les principales pétromonarchies arabes du Golfe Persique, proxies de Washington qui lui permettrait de conserver une relative influence dans la région ; de l’autre, un front asiatique mené par trois anciens empires qui aspirent à retrouver leur puissance passée, l’Iran, la Chine et la Russie, unis dans leur volonté commune de compromettre les intérêts stratégiques des Etats-Unis et de leurs alliés au sein de leur espace vital.

Mais même si la nature a horreur du vide, la situation laissée par les Etats-Unis en Afghanistan reste des plus complexes, y compris pour les puissances régionales les plus directement concernées. Certes, l’Iran a établi des liens anciens avec les talibans, mettant de côté les divergences religieuses et politiques au nom de son légendaire pragmatisme. La Chine, qui pourtant n’avait pas reconnu le régime taliban entre 1996 et 2001, et conserve une méfiance naturelle envers les mouvements islamistes en raison de la question ouïghoure, a néanmoins choisi de suivre l’exemple de l’Iran en reconnaissant les talibans comme une force politique et militaire majeure susceptible de coopérer et de faciliter les intérêts économiques et stratégiques de Pékin en Afghanistan. Dans cette lignée, Serguëi Lavrov, le chef de la diplomatie russe, a rencontré une délégation de talibans en juillet dernier. La Russie, la Chine et l’Iran ont d’ailleurs conservé leurs ambassades et consulats dans le pays dès le 15 août, contrairement aux Occidentaux.

Néanmoins l’Afghanistan, cimetière des ambitions américaines mais aussi russes, reste un pays difficile à appréhender pour ses voisins, en particulier avec un régime taliban qui malgré sa quête de reconnaissance internationale, ne semble donner aucun signe d’ouverture ou d’apaisement sur ses principes fondamentaux. Leur radicalité inquiète à raison la Chine et la Russie. Car malgré la joie que leur procure le départ honteux des Américains, nul doute qu’elles auraient préféré que ceux-ci quittent la région sans la laisser dans un tel état d’instabilité susceptible de rester chronique, et de réduire à néant, du point de vue de Pékin, le déploiement des Nouvelles Routes de la Soie en Afghanistan, sans parler d’un retour de flamme du terrorisme islamiste, qui inquiète particulièrement Moscou.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 12/09/2021.