Les souffrances du peuple iranien servent les visées des conservateurs

Vendredi dernier, pour la première fois en huit ans, le Guide Suprême Ali Khamenei a dirigé la prière hebdomadaire et prononcé un long sermon devant une foule de fidèles, preuve de la gravité de la situation que traverse actuellement l’Iran. L’ayatollah a certes souligné la ferveur populaire survenue après l’assassinat du général Ghassem Soleimani, et la tragédie du crash de l’avion ukrainien abattu le 8 janvier dernier, mais n’a pas oublié sa rhétorique belliqueuse à l’égard des Etats-Unis, « puissance arrogante » dont les bases ont été frappées avec succès en Irak.

Malgré l’unanimisme qu’il a engendré au sein de l’auditoire, ce discours ne peut faire oublier que l’Iran traverse actuellement trois crises majeures et la situation la plus complexe depuis 1979 : les tensions économiques et politiques liées à l’accord de Vienne, l’escalade avec les Etats-Unis, et la contestation grandissante au sein de la population iranienne. Car en qualifiant Donald Trump de « clown qui dit soutenir le peuple iranien, mais enfonce en réalité une lame empoisonnée dans leur dos », Ali Khamenei a surtout rappelé une triste réalité : les sanctions américaines affaiblissent moins le régime qu’elles ne font souffrir en premier lieu les Iraniens.

La « pression maximale » imposée par les Etats-Unis, en contraignant drastiquement l’économie iranienne, les a effectivement poussés dans la rue, ce qui était l’un des objectifs de Washington. L’Iran n’exporte plus qu’entre 200 000 et 250 000 barils de pétrole par jour, contre 2 millions avant mai 2018. Le taux de chômage et l’inflation ont considérablement augmenté, le coût des services de santé et celui du logement ont bondi d’un cinquième en 2019, tandis que le prix de la viande a plus que doublé. Depuis leur application, les sanctions américaines ont appauvri plus d’un million d’Iraniens. La classe moyenne, qui pouvait jusqu’alors voyager et épargner, est tout autant affectée par l’inflation galopante, qui a fait baisser les revenus de 15 à 20% en un an. La contraction du PIB, à nouveau estimée à 9,5% par le FMI et la Banque mondiale pour cette année, frappe tous les niveaux de la société, y compris les Gardiens de la Révolution, très investis dans le secteur de l’énergie et des infrastructures, mais qui peuvent néanmoins sortir la tête de l’eau grâce à leur contrôle des frontières et donc des circuits de commerce et d’échanges alternatifs.

Pour autant, même si les Iraniens manifestent régulièrement leur désespoir, comme ils l’ont fait en octobre dernier au prix de centaines de morts, leur économie a su faire preuve d’une étonnante résilience, déjouant les espoirs des Américains. Cas rare au sein des pays exportateurs de pétrole, l’Iran s’emploie à diversifier son économie pour éviter une dépendance totale aux revenus pétroliers. Ainsi le secteur industriel – essentiellement automobile, métallurgie et fabrication de plastique – englobe près d’un cinquième de la masse salariale du pays. Bien que les sanctions restreignent l’accès de ses entreprises aux marchés étrangers et à certaines matières premières, l’Iran bénéficie d’un système de paiements informels qui évitent le circuit bancaire et génère des flux financiers avec l’étranger, de l’exemption des produits de base du régime des sanctions, et surtout d’échanges pérennes avec ses partenaires régionaux, comme la Chine, l’Inde, certaines républiques d’Asie centrale et les pays de sa zone d’influence directe, l’Irak et la Syrie. Poussés par la nécessité, les Iraniens ont finalement mis à profit les leçons tirées de quarante ans de vie sous sanctions internationales pour mettre au point un modèle économique alternatif, basé sur une production renationalisée et une coopération plus régionale que mondialisée. Paradoxalement, en sanctionnant les importations, Donald Trump a permis de relancer la production nationale iranienne et de créer de nouveaux emplois. Ceux-ci sont néanmoins encore insuffisants pour répondre à la demande croissante des Iraniens.

En dépit de cette résistance, le fort ralentissement de l’économie iranienne pèse de plus en plus sur une population exsangue et en colère. Loin d’amener le changement de régime souhaité par Washington, la situation économique et politique ne fait, pour l’heure, qu’affaiblir les réformateurs au profit des conservateurs. Le bras de fer diplomatique engagé avec les Etats-Unis semble donner raison à ces derniers, partisans de l’isolationnisme et de liens minimums avec l’Occident. De surcroit, l’attitude des Européens à l’égard de l’Iran nourrit leur discours. Le 15 janvier, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, signataires de l’accord de Vienne, ont décidé d’enclencher le mécanisme de règlement des différends, prévu par l’article 36 du texte, en réponse aux retraits progressifs opérés par l’Iran depuis le retrait américain en mai 2018. Les Européens ont rappelé leur refus de s’inscrire « dans la campagne visant à exercer une pression maximale », mais ont également annoncé qu’ils « n’avaient plus d’autre choix, étant donné les mesures prises par l’Iran ». Si ce mécanisme, dont le processus est au demeurant très long, pourrait amener le Conseil de Sécurité de l’ONU à rétablir l’intégralité des sanctions existantes avant 2015, les Européens souhaitent avant tout afficher leur volonté « d’ouvrir un espace politique pour le dialogue, tout en restant dans l’accord ».

Mais cette manœuvre diplomatique est-elle si habile ? Rappelons tout de même que l’Iran, acculé par la décision unilatérale des Etats-Unis, n’a pas eu d’autre choix que de se retirer de ses propres engagements pour appeler les autres signataires à la réaction. Or, les Européens, pris au piège de leurs intérêts communs avec les Américains mais aussi de leur chantage économique – à travers par exemple menace de la hausse des taxes sur le secteur automobile de 25%, annoncée par Trump en décembre –  se sont montrés, jusqu’à présent, incapables de mettre en place une quelconque stratégie de soutien à l’économie iranienne. Comment exiger alors qu’au sein d’un accord signé par sept pays, un seul soit uniquement tenu de respecter l’intégralité de ses engagements ? La réponse russe à l’annonce européenne, qualifiée de « profondément décevante », ne disait pas autre chose, quand Mohammad Javad Zarif, le ministre iranien des Affaires étrangères, l’a déclarée « sans fondement » du point de vue juridique.

La stratégie européenne est néanmoins claire. Elle vise, en étirant le processus de négociations, à sauver l’accord en gagnant du temps jusqu’aux élections américaines de novembre 2020, dont on espère qu’elles permettront de rebattre les cartes. Pari bien hasardeux, alors que dans l’attente, les tensions entre l’Iran et les Etats-Unis sont loin d’être apaisées, et que la population iranienne s’épuise à résister à la peur de la guerre et aux difficultés quotidiennes. En outre, donner l’impression à l’Iran que les Européens l’abandonnent à son sort ne peut que renforcer encore davantage les conservateurs, notamment aux prochaines élections législatives prévues en février, et ainsi refermer l’espace de négociation et de dialogue. Pour les Iraniens, qu’ils tournent leurs regards vers leurs propres dirigeants, vers les Européens décrédibilisés ou les Américains honnis, la solution paraît absente. Désormais, seule la rue peut leur sembler le dernier espace – risqué – d’une expression politique censée.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans Le Nouvel Economiste du 22/01/2020. 

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