Avec la mort du sultan d’Oman, quel avenir pour la diplomatie conciliatrice au Moyen-Orient ?

Dans l’effervescence inquiète qui a entouré la mort du général iranien Ghassem Soleimani et l’escalade des tensions entre l’Iran et les Etats-Unis, un autre décès, qui ne sera pourtant pas sans conséquences pour la géopolitique du Moyen-Orient, est passé relativement inaperçu. Le 10 janvier, Qabus Ibn Saïd, sultan d’Oman, est décédé à l’âge de 79 ans, après cinquante ans de règne absolutiste et éclairé, au cours duquel il a fait passé son sultanat de la pauvreté à la modernité. Si la Grande-Bretagne, qui possède des liens historiques avec Oman, a promptement réagi à la nouvelle, les Etats-Unis se sont contentés pour leur part de commentaires de circonstance plus tardifs. Si le fait n’est pas étonnant, il est cependant à déplorer. Depuis le début du mandat de Donald Trump, et bien que les Etats-Unis soient alliés de longue date du sultanat, Washington a clairement choisi son camp au Moyen-Orient. Oman, pourtant l’un des rares, si ce n’est le seul, pays arabe proche d’Israël, mais victime de son travail de conciliation entre sunnites et chiites et d’un rapprochement trop marqué avec l’Iran, a ainsi été largement ignoré au profit de l’Arabie Saoudite.

On ne saurait cependant réduire l’influence et l’importance de la diplomatie omanaise à ces seules caractéristiques. Dès le début de son règne, Qabus Ibn Saïd a fait d’une certaine forme de diplomatie discrète et conciliatrice le cœur de sa politique étrangère, et de son pays une terre de médiation entre des ennemis a priori irréconciliables. Mascat, sa capitale, a pu ainsi recevoir successivement le président iranien Hassan Rohani et le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, chose impensable dans n’importe quel autre pays du Golfe Persique. En novembre dernier, le sultan accueillait des négociations entre Saoudiens et émissaires houthis dans l’espoir de trouver une solution à la guerre au Yémen. Mais son plus grand fait d’armes est d’avoir favorisé de façon déterminante le rapprochement irano-américain qui a débouché sur l’accord de Vienne le 14 juillet 2015. Dès le début de la présidence Obama, Oman s’est proposé comme intermédiaire entre les deux pays ennemis, ce qui a permis d’abord la libération de trois prisonniers américains, puis les premières discussions en vue d’un éventuel accord sur la question nucléaire. L’opportunité offerte par l’élection du réformiste Hassan Rohani en 2013 a permis d’accélérer le processus de médiation, avec le succès que l’on sait. Alors qu’aujourd’hui, Iraniens et Américains ont abandonné l’accord de Vienne et dansent dangereusement au bord du précipice, les analystes se plaisent à rappeler qu’en 1979, lors de la prise d’otage de l’ambassade américaine à Téhéran, Qabus Ibn Saïd avait déjà offert sa médiation pour régler le différend entre les deux pays, sans succès alors.

Des raisons historiques et culturelles peuvent expliquer cette remarquable prédilection en matière de dialogue. En succédant en 1970, grâce à la Grande-Bretagne et au Shah d’Iran Mohammad-Reza Pahlavi, à son oncle, Qabus Ibn Saïd s’est immédiatement imposé comme un dirigeant résolument moderne, à l’inverse de ses voisins arabes de la péninsule arabique, avec pour objectif de sortir son pays de l’obscurantisme et de la pauvreté. En quelques années, utilisant la manne pétrolière pour investir dans les infrastructures, l’éducation et le tourisme, le sultan, fin lettré et humaniste, a fait d’Oman une oasis de stabilité, de diversité et de tolérance religieuse, fait assez remarquable au Moyen-Orient. Plaque tournante du commerce maritime mondial depuis des siècles, Oman compte une population cosmopolite, avec des minorités baloutches, indiennes, pakistanaises et iraniennes, et même swahilies. L’obédience du sultan et de la majorité de la population omanaise à l’ibadisme, une branche très minoritaire de l’islam qui prône depuis toujours un rapprochement entre sunnites et chiites, et plus globalement avec les autres religions, a sans doute beaucoup contribué à cet équilibre et explique ce rôle d’intercesseur volontairement recherché par Qabus Ibn Saïd tout au long de son règne.

Pour autant, cette paix relative s’est aussi établie au prix d’un gouvernement sans partage, le sultan cumulant toutes les fonctions régaliennes. Si cet absolutisme a permis d’éviter toute apparition de l’extrémisme religieux à Oman, il a également pu au fil des ans mécontenter une population jeune – plus de la moitié des Omanais a moins de 25 ans – qui réclamait plus de liberté. Pour étouffer son « printemps arabe » en 2011, le sultan a dû déléguer davantage de pouvoir et promettre la création de 50 000 nouveaux emplois, tout en restreignant davantage la liberté d’expression et en faisant arrêter blogueurs et activistes.

Le décès de Qabus Ibn Saïd, personnalité largement méconnue hors des cercles politiques et diplomatiques, soulève pourtant nombre d’inquiétudes et de questionnements à un moment plus sensible que jamais pour le Moyen-Orient. Alors que la péninsule arabique laisse la part belle aux autocrates tels Mohammed Ben Salmane, la singulière monarchie absolue de Qabus Ibn Saïd, ouverte aux dialogues entre les religions et au cosmopolitisme, lui survivra-t-elle ? Mort célibataire et sans descendance, le sultan est succédé par son cousin Haitham ben Tariq. Choisi parmi plus de 80 membres de la famille royale, on peut espérer qu’il poursuivra la diplomatie apaisée de son prédécesseur.

Néanmoins, certains analystes craignent que le nouveau sultan ne possède pas l’envergure de Qabus Ibn Saïd, alors qu’Oman fait face à plusieurs défis cruciaux pour son avenir. Le pays souffre du taux de chômage des jeunes le plus catastrophique du Golfe Persique – près de 50% -, d’une économie dépendante des hydrocarbures qui elles-mêmes se raréfient, et d’un sentiment d’insécurité et de mécontentement croissant au sein de la population étouffée par le poids de la censure.

D’un point de vue régional, le dédain affiché par les Etats-Unis pour Oman est également de mauvais augure. On se souvient qu’en 2017, lors de sa première visite à l’étranger réservée à l’Arabie Saoudite, Donald Trump avait trouvé le temps d’échanger avec tous les membres du Conseil de Coopération du Golfe… excepté Oman. L’administration Trump semble ignorer que la position stratégique du sultanat sur le détroit d’Ormuz pourrait garantir aux Américains une base arrière pour un déploiement militaire (notamment autour du port de Duqm), ainsi que la sécurisation du détroit par lequel transite 25% du pétrole mondial. Alors que les tensions s’accroissent dans la région, il serait surtout souhaitable qu’Oman puisse conserver son très utile rôle de conciliateur. Qabus Ibn Saïd disparu, c’est non seulement Oman qui est orphelin, mais aussi son art de la diplomatie neutre et habile, qui a réussi à désamorcer bien des conflits et n’a pas trouvé de successeur à l’heure actuelle, alors que le Moyen-Orient en aurait cruellement besoin.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 19/01/2020. 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *