Après l’Afghanistan, l’Irak sera-t-il la nouvelle victime d’un retrait américain ?

Solder les « guerres sans fin » vingt ans après leur initiation est désormais l’un des principaux objectifs de l’administration Biden. L’Irak connaîtra-t-il donc le sort de l’Afghanistan lorsque les troupes américaines quitteront le pays à la fin de l’année, comme le président américain l’a annoncé fin juillet ? C’est en effet une question qui agite les cadres dirigeants irakiens lorsqu’ils observent, comme le monde entier, la déroute qui entoure le départ des Américains d’un pays où ils sont restés vingt ans sans avoir permis une reconstruction politique durable. Et c’est un euphémisme !

Dans la foulée des attentats du 11 septembre et de l’invasion afghane, les Etats-Unis s’étaient aussi engagés en Irak en 2003, contribuant à la chute du régime baasiste de Saddam Hussein, mais aussi, comme en Afghanistan, à l’installation d’une instabilité politique chronique dans le pays. Les Américains avaient pourtant tenté une reconstruction politique de l’Irak en redonnant le pouvoir à la majorité chiite opprimée sous le régime de Saddam Hussein, ce qui a cependant contribué à attiser les tensions confessionnelles et engendré deux guerres civiles en dix ans.

 

Aujourd’hui néanmoins, les officiels irakiens savent que le rempart sécuritaire représenté par les forces armées américaines va s’effacer, les laissant pratiquement seuls pour assurer la sécurité et la stabilité de leur pays. L’Irak a en effet deux menaces à gérer : celle, équivalente aux talibans, représentée par l’Etat islamique, certes repoussé d’Irak mais toujours influent dans la région, comme l’attentat du 26 août à Kaboul a pu le démontrer ; celle également des milices chiites Hachd al-Chaabi, fondées en 2014 dans la foulée de la seconde guerre civile irakienne et très engagées contre Daech, mais dont une partie, pro-iranienne, poursuit un agenda plus proche de Téhéran que de Bagdad. Les dissensions internes entre les groupes nationalistes de Moqtada al-Sadr, rejetant l’ingérence iranienne, et les groupes proches de l’Iran, ajoutées à la difficulté pour le gouvernement irakien et l’Ayatollah Ali Al-Sistani de dissoudre les Hachd al-Chaabi et de les rattacher officiellement aux Forces armées irakiennes, créent un climat de tension permanent mais encore relativement maîtrisé en Irak. Aux yeux du gouvernement du Premier Ministre Mustafa al-Kadhimi, c’est bien à la présence militaire américaine que l’Irak devrait le maintien de cet équilibre, néanmoins précaire.

En vertu d’un accord conclu entre Joe Biden et le Premier ministre irakien, les Etats-Unis ne devraient donc pas abandonner l’Irak en rase campagne. Afin de préserver la sécurité du pays, une présence militaire américaine devrait en effet y demeurer, dans le cadre de la coalition internationale montée contre Daech, ou de l’OTAN. En outre, les forces américaines poursuivraient leur mission de conseil et de formation de l’armée irakienne.

Néanmoins, la comparaison entre les deux contextes, afghan et irakien, comporte des limites. L’Etat central irakien reste malgré tout plus solide que son homologue afghan, et dispose précisément des forces des Hachd al-Chaabi pour le protéger des menaces extérieures. Implicitement, c’est reconnaître que celles-ci, en démontrant leur efficacité face à Daech, sont devenues indispensables au maintien de la sécurité du pays, et dès lors plus difficiles à contrôler.

Mais si l’Irak n’est pas l’Afghanistan, Bagdad ne pourra néanmoins s’exonérer d’une prise de position face au bouleversement en cours à Kaboul, qui affectera nécessairement toute la région. Pour l’heure pris entre deux feux, la nécessité d’user des Hachd al-Chaabi pour assurer sa sécurité et le risque d’être débordé par elles, le gouvernement irakien tarde à faire connaître son positionnement face à la situation afghane, alors qu’au sein de l’opinion publique irakienne, les craintes augmentent de jour en jour. Les minorités sunnites et kurdes, les plus inquiètes face à l’éventualité d’une contagion du scénario afghan à l’Irak, s’opposent ainsi de longue date à tout retrait américain du pays, ce qui paverait la voie à une ingérence totale de l’Iran. Même si aux yeux de toutes les tendances iraquiennes, quitte à choisir, une hyper présence iranienne serait préférable à l’avènement de Daech.

Une autre différence contextuelle fondamentale reste, selon les analystes, que les Hachd al-Chaabi se garderont de toute action violente sans approbation de la « communauté internationale », et plus précisément des pétromonarchies du Golfe Persique avec lesquelles, malgré eu proximité avec l’Iran, elles entretiennent d’étroites relations. L’anarchie ne leur serait donc guère profitable, ce qui semblerait exclure toute prise de décision irréfléchie par simple souci d’assurer leur pérennité.

Si les Etats-Unis décident bel et bien de retirer l’essentiel de leurs troupes d’Irak, il apparaît donc peu probable qu’ils disparaissent totalement du paysage irakien. Ce pays-clé, zone-tampon entre la Syrie et l’Iran au cœur du Moyen-Orient, reste en effet un des rares pôles de stabilité indispensable à leur stratégie sécuritaire, à la fois pour contenir les visées de groupes terroristes comme Al-Qaïda ou l’EI, tout comme les ambitions régionales de l’Iran. Quitter le pays serait en donner de facto les clés à la République islamique ce qui, compte tenu de l’impasse dans laquelle se trouvent actuellement les négociations sur le nucléaire iranien, est une situation inenvisageable pour les Etats-Unis, incapables d’assumer un tel échec après celui de l’Afghanistan. Les Américains en outre peuvent s’abriter derrière un relatif soutien de la part des Irakiens, notamment sunnites, kurdes et parfois chiites, inquiets des ingérences étrangères de l’Iran, et d’une expansion territoriale des talibans. Paradoxalement, c’est la pluralité des forces politiques, communautaires et sectaires présentes en Irak qui le préserve du risque de voir une seule faction l’emporter sur les autres. Contrôler le pays impliquerait à la fois l’effondrement d’un gouvernement soutenu par les Etats-Unis et la communauté internationale, de forces armées aux multiples avatars, et de multiples groupes politiques et ethniques. Rien à voir, donc, avec le scénario qui aura prévalu en Afghanistan.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico du 29/08/2021.