Retour vers l’enfer des femmes afghanes

Depuis leur fulgurante victoire du 15 août dernier, à l’issue d’une conquête sans résistance de toutes les provinces afghanes, les talibans ont repris les rênes d’un État failli, profitant du retrait accéléré de l’armée américaine. Sur place, les femmes afghanes constituent la population la plus exposée et menacée.

Une débâcle historique

“Nous ne pouvons pas aller reconstruire chaque pays en crise (…) Ce n’est pas ça, le leadership. C’est la leçon du Vietnam, c’est la leçon de l’Irak, et il faudrait enfin la retenir” proclamait Barack Obama en janvier 2016 à propos de l’Afghanistan. Joe Biden, vice-président de Barack Obama et négociateur du retrait de l’armée américaine, a visiblement retenu la leçon. Pour preuve, les Américains, pressés de clôturer le cycle de guerres commencé au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, ont déserté les zones de combat en l’espace de deux mois, laissant même derrière eux du matériel militaire encore viable, aussitôt récupéré par les talibans, qui sont revenus dès qu’ils en ont eu l’occasion sur l’accord initial qui prévoyait la rupture totale avec Al-Qaida et des pourparlers de paix avec le gouvernement afghan.

“Selon Berlin, c’est la “plus grande débâcle pour l’Otan depuis sa création”. Angela Merkel reconnaît que l’expérience est “amère”, constatant l’échec des renseignements allemands et américains dans l’évaluation de la progression des talibans”

Selon Berlin, c’est la “plus grande débâcle pour l’Otan depuis sa création”. Angela Merkel reconnaît que l’expérience est “amère”, constatant l’échec des renseignements allemands et américains dans l’évaluation de la progression des talibans. Face à une armée régulière afghane minée par la corruption, mal approvisionnée et dépourvue de soutien aérien, les talibans, financés par certains pays du golfe Persique, n’ont pas eu à batailler longtemps pour reprendre le contrôle. Quelques semaines auront suffi pour venir à bout des régiments afghans restants, dont les chiffres des effectifs ont été gonflés par des “bataillons fantômes” afin d’obtenir, ces dernières années, toujours plus d’aides américaines. Le président afghan, Ashraf Ghani, qui avait pourtant promis qu’il allait trouver “une solution politique”, a fini par fuir le pays vers Abu Dhabi.

Le fiasco du départ américain

Prise de vitesse par la chute éclair de la capitale aux mains des talibans et les derniers événements à l’aéroport de Kaboul, Washington, qui n’a négocié aucune garantie de protection des femmes ou plus généralement des civils afghans lors de la signature de leur accord de retrait avec les talibans, tente de limiter les dégâts de cet échec cuisant, retransmis en direct sur les chaînes d’information du monde entier. Les scènes à l’aéroport de Kaboul, où l’on peut voir des centaines de personnes – 80 % de femmes et d’enfants selon l’ONU – se bousculer et tenter de monter à bord des avions occidentaux pour fuir le pays, ont été comparées à l’évacuation de Saigon, à la fin de la guerre du Vietnam.

“Le retrait complet des troupes américaines a été vivement critiqué, les observateurs internationaux arguant que celui-ci aurait dû être partiel, comme en Irak”

Le retrait complet des troupes américaines a été vivement critiqué, les observateurs internationaux arguant que celui-ci aurait dû être partiel, comme en Irak où quelque 2 500 soldats américains ont été laissés sur place en tant que “personnel de service non combattant”. Face aux critiques, Joe Biden, qui avait fixé initialement la date butoir du retrait au 31 août, a récemment déclaré que l’armée américaine pourrait être mobilisée sur place au-delà de cette date afin d’évacuer les derniers civils en danger. Les talibans ont prévenu que leur départ décalé aurait des “conséquences”.

Le jeu de dupes des talibans 2.0

Vingt ans après avoir été chassés du pouvoir par la coalition menée par les États-Unis à la suite des attentats du World Trade Center, les talibans entendent reconstruire un État axé sur un conseil religieux ayant autorité sur le corps politique et validant les décisions selon leur conformité avec la charia, la loi islamique. Sur un ton se voulant conciliant et rassurant, les ultra-rigoristes, qui veulent obtenir une reconnaissance de la communauté internationale, ont récemment déclaré que “tout le monde est pardonné” et qu’ils respecteraient les droits humains, en particulier ceux des femmes mais “en accord avec les valeurs islamiques”. Cette précision n’est pas sans importance puisqu’elle sous-entend l’application de la charia, augurant un retour de leur gouvernance brutale et oppressive en cours entre 1996 et 2001, marquée par les exécutions, coups de fouet et lapidations des épouses adultères sur la place publique, et parfois même dans des stades, la censure quotidienne, l’interdiction de scolarisation des filles, la mise en place des mahrams, chaperons masculins escortant les femmes dans la rue, la burqa obligatoire, l’exécution publique des meurtriers et des homosexuels.

“Les ultra-rigoristes, qui veulent obtenir une reconnaissance de la communauté internationale, ont récemment déclaré qu’ils respecteraient les droits humains, en particulier ceux des femmes mais “en accord avec les valeurs islamiques”

Le discours actuel des talibans sonne d’autant plus faux que depuis leur retour au pouvoir, partout dans les rues, les devantures des salons de beauté qui ont fleuri ces dernières années et les affiches représentant des visages féminins, maquillés ou non, ont été repeintes ou recouvertes. Car désormais, les images des femmes dans l’espace public sont prohibées. Alors qu’un des dirigeants des talibans, le mollah Baradar, a mis en garde les femmes : “Vous serez en sécurité, mais vous devez cacher vos visages, cacher vos yeux. Vous pouvez aller travailler, nous pardonnons à tout le monde… Mais si l’on vous voit avec les ongles des mains ou des pieds vernis, si l’on vous voit les lèvres maquillées, alors on sera en colère, on va tout couper et on va tout jeter. Faites attention”. Le porte-parole des talibans, Zabihullah Mujahid, a quant à lui affirmé que le travail des femmes serait autorisé et que la burqa – couvrant entièrement le corps et le visage dont les yeux – ne serait plus obligatoire, les femmes devant revêtir un simple voile pour couvrir cheveux et corps. Le discours dissonant au sein de leurs propres rangs confirme ainsi un peu plus le futur sombre qui attend les femmes afghanes.

Un pas en avant, deux pas en arrière pour les femmes afghanes

Sous le bruit des balles et des dernières salves d’avions évacuant les plus chanceux et les plus fortunés vers l’étranger, le reste des femmes, en particulier celles qui sont instruites, savent qu’elles sont en danger de mort. Aspirant à un avenir meilleur, la jeune génération de femmes a grandi en écoutant les histoires horrifiantes de leurs aînées, leur ôtant ainsi toute candeur quant à la situation actuelle. Beaucoup de femmes ont donc brûlé ou caché leurs diplômes et se sont résolues à rester cloîtrées chez elles. Notons que la brutalité du changement se fera nettement davantage ressentir dans la vie des femmes des villes qui ont investi avec brio de nombreux domaines ces dernières années (journalisme, politique, art, médecine, télévision, enseignement) – même si le taux de scolarisation des femmes n’a jamais dépassé les 50 %. En effet, dans les campagnes afghanes, sous le contrôle des talibans depuis des années, le progrès a été plus difficile. Celles qui ont acquis très lentement des droits au sein d’une société résolument traditionnelle et patriarcale, même sans talibans au pouvoir, ont vu les nouveaux maîtres des lieux réduire à néant les progrès accomplis.

“ Beaucoup de femmes ont brûlé ou caché leurs diplômes et se sont résolues à rester cloîtrées chez elles”

Depuis quelques jours, alors que Suhail Shaheen, un autre porte-parole du groupe, avait tweeté que le droit à l’éducation des filles serait protégé, sur le terrain, la réalité est toute autre. Les femmes n’ont en effet plus le droit de faire des trajets seules, ont été interdites d’accès à l’université et à leur travail, à l’instar de la présentatrice de télévision Shabnam Dawran qui ne peut plus accéder aux bâtiments de la chaîne publique RTA, contrairement à ses collègues masculins, pour qui rien n’a changé. À Hérat, dans l’ouest du pays, des signes noirs ont été apposés sur les maisons des femmes journalistes et militantes des droits des femmes. Outre la peur de se faire assassiner pour les plus indépendantes et modernes d’entre elles, les femmes afghanes craignent que les enlèvements et les mariages forcés de filles pré-pubères, des veuves et des célibataires à des hommes talibans recommencent comme sous leur ancien régime. Antonio Guterres, secrétaire général des Nations unies, a déclaré qu’“il est particulièrement horrifiant et déchirant de voir que les droits durement acquis par les filles et les femmes afghanes sont en train de leur être enlevés”.

Des réactions internationales partagées

Aussitôt la chute de Kaboul annoncée, la Russie et la Chine, deux des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, ont annoncé être ouvertes à la reconnaissance du régime taliban. Les États-Unis et leurs alliés européens ont quant à eux déclaré qu’une reconnaissance de leur part serait subordonnée au respect des droits humains pour les populations civiles, et se sont dits “profondément inquiets” de la situation des femmes en Afghanistan, exhortant les talibans à éviter “toute forme de discrimination et d’abus”. Des manifestations ont eu lieu partout dans le monde en soutien aux femmes afghanes. Côté français, l’Élysée a déclaré que “cette crise géopolitique concerne l’Afghanistan, mais aussi la stabilité de la région tout entière et du monde”. Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, a assuré que la France serait “au rendez-vous” et honorerait “son devoir de solidarité et d’humanisme” tout en rappelant que l’accueil éventuel de réfugiés serait coordonné au niveau européen et international. L’opération militaire française “Apagan” lancée le 15 août a déjà permis de rapatrier un millier de civils en danger.

“Côté français, l’Élysée a déclaré que “cette crise géopolitique concerne l’Afghanistan, mais aussi la stabilité de la région tout entière et du monde”

Ainsi, il semblerait qu’aussitôt les caméras des médias internationaux détournées, les femmes afghanes risquent de se retrouver emmurées vivantes dans leur propre pays, à la merci des talibans indéniablement plus puissants, plus riches et plus dangereux que jamais. Reste à savoir si les réactions des puissances et les soutiens internationaux déployés seront à la hauteur de la crise.

Par Ardavan Amir-Aslani. 

Paru dans l’Atlantico le 25/08/2021.